LE
MIROIR DU MORT
(Dead Man’s Mirror)
1
L’appartement était moderne. L’ameublement aussi. Les fauteuils étaient carrés, les chaises anguleuses. Un bureau moderne était installé juste en face de la fenêtre, et un petit homme d’un certain âge y trônait. Son crâne était sans doute la seule chose, dans cette pièce, qui ne fût pas carré. Il était ovoïde.
M. Hercule Poirot lisait une lettre :
Gare : Whimperley Hamborough Close,
Bureau de poste Hamborough St. Mary
Hamborough St. John Westshire.
Le 24 septembre 1936
À Monsieur Hercule Poirot.
Cher monsieur
Un problème vient de surgir qui demande à être traité avec tact et discrétion. J’ai entendu dire de vous le plus grand bien et j’ai décidé de vous confier cette affaire. J’ai tout lieu de penser que je suis victime d’une escroquerie, mais pour des raisons familiales, je ne souhaite pas faire appel à la police. Je prends de mon côté des mesures, mais si vous recevez un télégramme, soyez prêt à venir sur-le-champ. Je vous saurais gré de ne pas répondre à cette lettre.
Sincèrement à vous,
Gervase Chevenix-Gore
Les sourcils de M. Hercule Poirot remontèrent lentement sur son front jusqu’à ne plus guère faire qu’un avec ses cheveux.
« Mais qui donc peut bien être ce Gervase Chevenix-Gore » ? demanda-t-il à l’univers dans son entier.
Il alla prendre un épais volume dans sa bibliothèque.
Il trouva facilement ce qu’il cherchait.
Chevenix-Gore, sir Gervase Francis Xavier, 10e Baronnet, (fait 1694) ; ex-capitaine des 17e Lanciers ; né le 18 mai 1878 ; fils aîné de sir Guy Chevenix-Gore, 9e Baronnet, et de lady Claudia Bretherton, seconde fille du 8e comte de Wallingford. Succède à son père en 1911. Marié (1912) à Vanda Elizabeth, fille aînée du colonel Frederick Arbuthnot. Études à Eton. Participe à la Première Guerre Mondiale, 1914-18. Distractions : chasse au gros, voyages. Adresse : Hamborough St. Mary, Westshire et 218 Lowndes Square, S.W.1. Clubs : Cavalry. Travellers.
Poirot secoua la tête, vaguement mécontent. Il resta perdu un instant dans ses pensées, puis retourna à son bureau et sortit d’un tiroir une pile de cartons d’invitation.
Son visage s’éclaira.
— À la bonne heure ! Exactement ce qu’il me faut ! Il y sera sûrement.
Une duchesse accueillit Poirot avec effusion.
— Alors, vous vous êtes quand même arrangé pour venir, monsieur Poirot ! C’est merveilleux !
— Tout le plaisir est pour moi, madame, répondit Poirot en s’inclinant.
Il évita diverses créatures aussi brillantes qu’importantes – un diplomate célèbre, une non moins célèbre actrice et un pair, homme de cheval bien connu – et trouva enfin celui qu’il cherchait, l’inévitable « était aussi présent » : Mr Satterthwaite.
Mr Satterthwaite jacassait, toujours affable :
— Cette chère duchesse… J’adore ses réceptions… C’est un tel per-son-na-ge, si vous comprenez ce que je veux dire. Je l’ai beaucoup vue en Corse, il y a quelques années…
Le discours de Mr Satterthwaite avait la fâcheuse tendance de se charger à l’excès d’allusions à des relations titrées. Il n’était pas impossible qu’il eût parfois goûté la compagnie de quelconques Jones, Brown ou Robinson, mais le moins qu’on pût dire est qu’il n’en faisait guère état. Il aurait pourtant été injuste de ne voir en lui qu’un snob. C’était un observateur perspicace de la nature humaine et s’il est vrai que le spectateur comprend presque tout du jeu, Mr Satterthwaite devait en savoir long.
— Savez-vous, mon très cher, que cela fait des siècles que nous ne nous étions pas rencontrés ! J’ai toujours considéré comme un privilège d’avoir pu vous voir à l’œuvre dans l’affaire du Nid de Corneilles. Depuis, j’ai un peu l’impression d’être une sorte d’initié. À propos, j’ai rencontré lady Mary la semaine dernière. Quelle créature exquise… lavande et fleurs séchées !
Après avoir prêté une oreille distraite au récit d’un ou deux scandales du moment – les imprudences d’une fille de duc, et l’inconduite d’un vicomte – Poirot réussit à glisser le nom de Gervase Chevenix-Gore.
La réaction de Mr Satterthwaite fut immédiate.
— Ah ! ça c’est un personnage ou je ne m’y connais pas ! Le Dernier des Baronnets… c’est son surnom.
— Pardon, je ne suis pas sûr de comprendre.
Avec indulgence, Mr Satterthwaite daigna descendre au niveau de compréhension d’un étranger.
— C’est une plaisanterie, vous savez… une plai-san-te-rie. Bien sûr, il n’est pas vraiment le dernier baronnet d’Angleterre, mais il représente bel et bien la fin d’une époque. Le Brave Bandit de Baronnet – le baronnet redresseur de torts et cerveau brûlé si cher aux romanciers du siècle dernier, le genre de type qui tente des paris impossibles… et qui les gagne.
Il explicita ce qu’il voulait dire au juste. Dans son jeune temps, Gervase Chevenix-Gore avait navigué autour du monde à la barre d’un trois-mâts. Il avait participé à une expédition au Pôle Nord. Il avait provoqué un pair en duel. À l’occasion d’un pari, il avait gravi l’escalier d’une maison ducale, en selle sur sa jument favorite. Un jour, au théâtre, il avait bondi de sa loge sur la scène et enlevé une tragédienne célèbre au milieu de sa plus belle tirade.
Les anecdotes foisonnaient.
— C’est une vieille famille, poursuivit Mr Satterthwaite. Sir Guy de Chevenix a fait partie de la première croisade. Aujourd’hui, hélas, la lignée semble vouloir s’éteindre. Le vieux Gervase est le dernier des Chevenix-Gore.
— Les biens périclitent ?
— Pas le moins du monde. Gervase est fabuleusement riche. Il possède une propriété de grande valeur, des mines de charbon, et il avait en outre, dans sa jeunesse, jeté son dévolu sur une concession minière au Pérou ou quelque part en Amérique du Sud, qui lui a rapporté une fortune. C’est un homme étonnant. Qui a toujours réussi tout ce qu’il a entrepris.
— Il doit être âgé, maintenant ?
Mr Satterthwaite soupira et hocha la tête.
— Oui, pauvre vieux Gervase. La plupart des gens vous diront qu’il est fou à lier. D’une certaine manière, c’est vrai. Il est fou. Non qu’il soit bon à enfermer ou qu’il ait des hallucinations, mais fou au sens d’a-normal. Il a toujours eu un caractère très original.
— Et avec l’âge, l’originalité se transforme en excentricité ? suggéra Poirot.
— Très juste. C’est exactement ce qui est arrivé à ce pauvre vieux Gervase.
— Il a peut-être, une haute idée de sa propre importance ?
— Sans aucun doute. J’imagine que dans son esprit, le monde a de tous temps été divisé en deux : il y a les Chevenix-Gore, et puis il y a les autres !
— C’est avoir là un sens de la famille un peu exacerbé !
— Oui. Les Chevenix-Gore sont tous arrogants en diable, ils ont le droit pour eux. Étant le dernier, Gervase est sérieusement atteint. Il est… enfin, vous savez, à l’entendre, on pourrait croire qu’il est… euh… le Tout-Puissant.
Songeur, Poirot hocha la tête.
— Oui, ça en a tout l’air. Figurez-vous que j’ai reçu une lettre de lui. Un lettre inhabituelle. Ce n’est pas une sollicitation. C’est une sommation.
— Ordre de Sa Majesté, pouffa Mr Satterthwaite.
— Tout juste. Il ne semble pas être venu à l’esprit de ce sir Gervase que moi, Hercule Poirot, je suis un homme important, un homme des plus occupés ! Et qu’il y a peu de chances que j’envoie tout promener pour me précipiter à ses pieds comme un chien obéissant… comme un moins que rien, émerveillé de se voir gratifier d’une mission.
Mr Satterthwaite se mordit la lèvre pour réprimer un sourire. Il pensait sans doute que sur le chapitre de la mégalomanie, il eût été malaisé de choisir entre Hercule Poirot et Gervase Chevenix-Gore.
— Bien sûr, murmura-t-il, si l’objet de cette convocation présentait un caractère d’urgence…
— Mais pas du tout ! s’écria Poirot en levant les bras au ciel. Je dois me tenir à sa disposition, un point c’est tout, pour le cas où il aurait besoin de moi ! Non mais, je vous demande un peu !
Hercule Poirot leva de nouveau les bras au ciel, geste qui, mieux que ses mots exprimait la profondeur de l’outrage.
— J’imagine que vous avez refusé ? hasarda Mr Satterthwaite.
— Je n’en ai pas encore eu l’occasion.
— Mais vous allez refuser ?
Le visage du petit homme prit soudain une expression nouvelle. Son front se creusa de mille et une ridules de perplexité.
— Comment vous expliquer ? Refuser… oui, telle a été ma première réaction. Mais je ne sais pas… On a, parfois, des intuitions. Il me semble vaguement que cela sent le roussi…
Mr Satterthwaite écouta cette déclaration sans apparemment y trouver à sourire.
— Ah ! fit-il. Ça, c’est intéressant…
— D’après moi, continua Hercule Poirot, un homme tel que vous me l’avez décrit doit être très vulnérable.
— Vulnérable ? répéta Mr Satterthwaite, surpris.
Ce n’était pas un mot qu’il aurait spontanément associé à Gervase Chevenix-Gore. Mais Mr Satterthwaite était un homme perspicace, au jugement rapide.
— Je crois comprendre ce que vous voulez dire.
— Un homme comme lui est enfermé dans une armure, n’est-ce pas… et quelle armure ! Celle des Croisés n’était rien à côté… Une armure d’arrogance, de fierté, de totale admiration de soi. Une armure qui fait dévier les flèches, les innombrables flèches de la vie quotidienne. Mais il y a un revers à la médaille. Un homme enfermé dans son armure peut aller jusqu’à ignorer qu’il a été attaqué. Il sera lent à voir, lent à entendre – encore plus lent à sentir.
Il s’arrêta, puis changea de ton pour demander :
— De quoi se compose la famille de sir Gervase ?
— Il y a Vanda, sa femme. C’était une Arbuthnot – et elle a été très jolie fille. C’est encore une très belle femme. Terriblement distraite, cela dit. Et qui ne jure que par Gervase. Elle semble avoir un penchant pour les sciences occultes. Elle porte des amulettes et des scarabées, et se prétend la réincarnation d’une reine d’Égypte… Ensuite, il y a Ruth – leur fille adoptive. Ils n’ont pas d’enfants à eux. Très séduisante, selon le canon moderne. Voilà toute la famille. À part Hugo Trent, bien entendu. C’est le neveu de Gervase. Pamela Chevenix-Gore avait épousé Reggie Trent et Hugo était leur fils unique. Il est orphelin. Il n’héritera pas du titre, bien entendu, mais je pense qu’il finira par entrer en possession de presque tout l’argent de Gervase. Beau garçon. Il fait partie de la Cavalerie de la Maison du roi.
Songeur, Poirot hocha la tête.
— Sir Gervase doit ressentir douloureusement le fait de n’avoir pas de fils pour perpétuer son nom ?
— Pour lui, ce doit être une blessure profonde, oui.
— Il a le culte du nom de sa famille ?
— Oui.
Mr Satterthwaite resta un moment silencieux. Il était très intrigué. Il finit par se hasarder à demander :
— Vous avez une raison précise pour vous rendre à Hamborough Close ?
Lentement, Poirot secoua la tête.
— Non, dit-il. Pour autant que je puisse en juger, je n’en ai aucune. Quoi qu’il en soit, je crois bien que j’irai.
2
Assis dans le coin d’un compartiment de première classe, Hercule Poirot traversait à grande vitesse la campagne anglaise.
Il sortit de sa poche un télégramme soigneusement plié, l’ouvrit et le relut d’un air méditatif.
Prenez le 16 h 30 de St. Pancras. Avisez contrôleur arrêter express à Whimperley.
Chevenix-Gore
Il replia le télégramme et le remit dans sa poche.
Le contrôleur avait réagi avec obséquiosité. Monsieur allait à Hamborough Close ? Oh, oui, on arrêtait toujours le train à Whimperley pour les invités de sir Gervase Chevenix-Gore. « C’est une prérogative spéciale, je crois, monsieur. »
Depuis, le contrôleur était revenu deux fois, la première pour assurer le voyageur que tout serait fait pour que ce compartiment lui soit réservé, la seconde pour le prévenir que l’express aurait dix minutes de retard.
Le train devait arriver à 19 h 50, mais il était exactement 20 heures et 02 minutes quant Poirot descendit sur le quai de cette petite gare de campagne et glissa dans la main du prévenant contrôleur la demi-couronne qu’il attendait.
La locomotive siffla et le Nord-express s’ébranla. Un chauffeur en livrée vert foncé s’approcha de Poirot.
— Monsieur Poirot ? Pour Hamborough Close ?
Il s’empara de sa valise et le pilota vers la sortie. Une grosse Rolls les y attendait. Le chauffeur maintint la portière ouverte pour Poirot, lui arrangea sur les jambes une somptueuse couverture de fourrure et démarra.
Après quelque dix minutes de route de campagne et de virages en épingles à cheveux, la voiture franchit un grand portail flanqué de gigantesques griffons de pierre.
Ils traversèrent un parc et remontèrent une allée jusqu’à la maison. Quand ils s’y arrêtèrent, la porte s’ouvrit, et un maître d’hôtel aux proportions impressionnantes parut sur le perron.
— Monsieur Poirot ? Par ici, monsieur.
Il le précéda dans le hall et ouvrit tout grand une porte, à mi-chemin sur la droite.
— M. Hercule Poirot, annonça-t-il.
Il y avait là un certain nombre de gens en tenue de soirée, et l’œil exercé de Poirot remarqua aussitôt qu’ils ne s’attendaient pas à le voir. Les regards braqués sur lui exprimaient une surprise non feinte.
Une grande femme aux cheveux noirs striés de fils d’argent fit aussitôt quelques pas hésitants dans sa direction.
— Toutes mes excuses, madame, dit Poirot en lui baisant la main. Mon train a eu du retard.
— Pas du tout, dit machinalement lady Chevenix-Gore qui le dévisageait toujours avec étonnement. Pas du tout, monsieur… euh… je n’ai pas bien entendu…
— Hercule Poirot.
Il avait prononcé son nom à haute et intelligible voix.
Quelqu’un, derrière lui, respira bruyamment.
À cet instant, il comprit que, de toute évidence, son hôte ne pouvait pas être présent dans la pièce. Il s’enquit, courtois :
— Avez-vous été prévenue de mon arrivée, madame ?
— Oh… Oh, oui… (Le ton n’était pas convaincant.) Je crois, oui… du moins je le suppose, mais je manque tellement d’esprit pratique, monsieur Poirot. J’oublie tout, dit-elle avec une mélancolique satisfaction. On me dit des choses, j’ai l’air de les enregistrer, mais elles m’entrent par une oreille et ressortent par l’autre. Pfuitt ! Envolées ! Comme si elles n’avaient jamais existé.
Puis comme quelqu’un qui se souvient d’un devoir trop longtemps négligé, elle jeta autour d’elle un regard brumeux et déclara :
— Je pense que vous connaissez tout le monde…
Ce n’était à l’évidence pas le cas, mais cette formule rebattue évitait à lady Chevenix-Gore l’ennui des présentations et l’effort de se souvenir du nom de chacun.
Faisant une ultime tentative pour se montrer à la hauteur de la situation, elle ajouta :
— Ma fille… Ruth.
La jeune femme qui se trouvait devant Poirot était également grande et brune, mais d’un type très différent. Au lieu d’avoir des traits un tantinet camus et mollassons comme ceux de lady Chevenix-Gore, elle avait un nez bien dessiné, un peu aquilin, et une mâchoire prononcée. Ses cheveux, lourde masse de bouclettes serrées étaient rejetés en arrière de façon à lui dégager le visage. Son teint clair et épanoui ne devait pas grand-chose au maquillage. C’était, pensa Poirot, une des plus jolies filles qu’il ait jamais vue.
Il s’aperçut qu’elle avait non seulement de la beauté mais de la cervelle, et soupçonna chez elle des qualités de fierté et de caractère. Elle avait un accent légèrement traînant qui lui parut affecté.
— Quelle chance de recevoir M. Hercule Poirot ! L’Ancêtre nous a réservé une petite surprise, à ce qu’on dirait.
— Ainsi, vous ne saviez pas que je devais venir, mademoiselle ? demanda-t-il vivement.
— Je n’en avais pas la moindre idée. Et dire que maintenant, je dois attendre que le dîner soit fini pour aller chercher mon cahier d’autographes !
Un gong résonna dans le hall, puis le maître d’hôtel ouvrit la porte et annonça :
— Le dîner est servi.
C’est alors, presque avant que ne soit prononcé le mot « servi », qu’il se produisit un incident fort curieux. Le majordome pompeux se transforma, l’espace d’un instant, en un être humain stupéfait…
La métamorphose avait été si brève et le masque d’employé stylé s’était si vite remis en place que quiconque n’aurait pas regardé dans sa direction à ce moment précis n’aurait rien perçu du changement. Il se trouve que Poirot le regardait, justement. Et qu’il en demeura songeur.
Sur le pas de la porte, le maître d’hôtel hésita. Bien qu’il ait repris son visage inexpressif, il avait les traits tendus.
— Oh, mon Dieu… c’est la chose la plus invraisemblable que… balbutia lady Chevenix-Gore à tout hasard. Oh, je… je ne sais vraiment que faire.
Ruth renseigna Poirot :
— Cette stupeur unanime, monsieur Poirot, est due au fait que, pour la première fois depuis au moins vingt ans, mon père est en retard pour le dîner.
— C’est la chose la plus invraisemblable que…, gémit derechef lady Chevenix-Gore. Jamais Gervase n’est…
Un homme d’âge mûr, au port martial, s’approcha d’elle.
— Sacré vieux Gervase ! Enfin en retard ! Ma parole, nous allons pouvoir le faire enrager avec ça. Un bouton de col récalcitrant, vous croyez ? Ou bien Gervase est-il à l’abri de nos communes misères ?
— Mais Gervase n’est jamais en retard… souffla lady Chevenix-Gore d’une voix rauque au bord de l’égarement.
Qu’un simple contretemps provoque une telle consternation, cela tenait du grotesque. Et pourtant, pour Hercule Poirot, ce n’était pas grotesque du tout… Sous cette consternation, il sentait poindre une gêne, peut-être même une appréhension. Et lui aussi trouvait étrange que Gervase Chevenix-Gore ne soit pas venu accueillir l’homme qu’il avait convoqué de si mystérieuse façon.
En même temps, il était clair que personne ne savait quel parti prendre. La situation était sans précédent.
Lady Chevenix-Gore semblait au comble du désarroi. Elle n’en reprit enfin pas moins l’initiative, si l’on peut qualifier cela d’initiative.
— Snell, dit-elle, est-ce que votre maître… ?
Elle ne termina pas sa phrase et se contenta de regarder le maître d’hôtel d’un air interrogateur.
Habitué aux méthodes qu’employait sa maîtresse pour obtenir des renseignements, Snell répondit promptement à la question non formulée.
— Sir Gervase est descendu à 8 heures moins cinq, milady, et il est allé droit dans son bureau.
— Ah, je vois…, fit-elle, le regard lointain. Vous ne pensez pas… je veux dire… il a entendu le gong ?
— Il n’a pas pu ne pas l’entendre, milady, puisqu’il est, pourrait-on dire, à la porte du bureau. J’ignorais si sir Gervase y était encore, sinon je serais allé lui annoncer que le dîner était prêt. Dois-je le faire maintenant, milady ?
Lady Chevenix-Gore se rangea à cette idée avec un soulagement manifeste.
— Oh, merci, Snell. Oui, je vous en prie… Oui, certainement…
Sitôt le majordome parti, elle ajouta :
— Snell est un véritable trésor. Je me repose entièrement sur lui. Je ne sais vraiment pas ce que je pourrais bien devenir sans Snell.
Quelqu’un murmura son approbation, mais personne ne fit de commentaire. Hercule Poirot, qui s’était mis soudain à observer tout le monde avec attention, les trouvait tous tendus. D’un rapide coup d’œil, il essaya de les classer grossièrement : deux hommes d’âge mûr : l’individu à l’allure militaire qui avait pris la parole un peu plus tôt, et une créature mince et fluette aux cheveux grisonnants et aux lèvres pincées d’homme de loi ; deux plus jeunes, très différents l’un de l’autre. Poirot supposa que celui qui avait une moustache et l’air à la fois réservé et arrogant, ne pouvait être que le neveu de sir Gervase, celui qui faisait partie de la Maison du roi. L’autre, avec ses cheveux gommés coiffés en arrière et son élégance ostentatoire, il le rangea sans hésitation dans une classe sociale inférieure. Il y avait aussi une petite femme d’âge mûr au regard intelligent et portant pince-nez, et une jeune fille à la chevelure rousse flamboyante.
Snell apparut sur le seuil. Il avait l’air toujours aussi stylé, mais une fois encore, sous le vernis du serviteur impassible, perçait un être humain troublé.
— Excusez-moi, milady, la porte du bureau est fermée à clef.
— Fermée à clef ? s’écria une voix jeune et alerte, où pointait une note d’excitation.
C’était celle du jeune homme élégant aux cheveux gominés. Il poursuivit en se précipitant :
— Voulez-vous que j’aille voir… ?
Mais avec un calme souverain, Hercule Poirot s’octroya la direction des opérations. Il le fit avec tant de naturel que personne ne trouva étrange que cet inconnu, qui venait juste d’arriver, prenne soudain les choses en main.
— Venez, dit-il, allons tous dans le bureau. Montrez-nous le chemin, Snell, s’il vous plaît.
Snell obéit. Poirot le suivit, et tous les autres lui emboîtèrent le pas, comme des moutons.
Snell traversa le vaste hall, passa au pied du grand escalier, frôla une gigantesque pendule ancienne, ignora en tournant à droite un recoin où se trouvait un gong, et enfila un étroit corridor qui aboutissait à une porte.
Là, Poirot passa devant Snell et fit jouer la poignée. Elle tourna, mais la porte ne s’ouvrit pas. Poirot frappa, d’abord doucement, puis de plus en plus fort. Soudain il renonça, s’agenouilla et mit l’œil au trou de la serrure.
Il se releva avec lenteur et regarda autour de lui. Il avait l’air grave.
— Messieurs, déclara-t-il, il faut immédiatement enfoncer cette porte !
Sous sa direction, les deux jeunes gens, qui étaient grands et forts, s’attaquèrent à la porte. Ce ne fut pas chose facile. Les portes de Hamborough Close étaient solides.
Enfin, la serrure céda et le battant s’ouvrit vers l’intérieur, dans un fracas de bois éclaté.
Pendant un moment, aucun d’eux ne bougea. Ils étaient tous agglutinés sur le seuil, les yeux braqués sur la scène. L’électricité était allumée. Contre le mur de gauche, on apercevait un imposant bureau d’acajou massif. Et là, non face au sous-main mais de côté – de sorte qu’il leur tournait le dos, un homme de belle corpulence était affalé dans un fauteuil. Sa tête et tout le haut de son corps étaient penchés vers la droite, le bras ballant et la main pendante. Et juste en dessous, sur le tapis, on remarquait la présence d’un revolver, petit et brillant…
Nulle explication n’était nécessaire. Le tableau était clair. Sir Gervase Chevenix-Gore s’était suicidé.
3
Pendant un moment, personne ne bougea. Enfin, Poirot se précipita dans le bureau.
Au même instant, Hugo Trent poussa un cri :
— Seigneur ! L’Ancêtre s’est suicidé !
Puis on entendit le long et vibrant gémissement de lady Chevenix-Gore.
— Oh, Gervase… Gervase !
— Éloignez lady Chevenix-Gore ! lança Poirot par-dessus son épaule. Elle n’a que faire ici.
L’homme à l’allure militaire obéit.
— Venez, Vanda. Venez, ma chère. Vous n’avez que faire ici. Tout est fini. Ruth, venez vous occuper de votre mère.
Mais Ruth Chevenix-Gore s’était faufilée dans la pièce et se trouvait à côté de Poirot, qui se penchait maintenant sur la terrifiante silhouette affalée dans le fauteuil – une silhouette d’Hercule avec une barbe de Viking.
D’une voix basse et tendre, curieusement mesurée et assourdie, elle demanda :
— Vous êtes sûr qu’il est… mort ?
Poirot leva la tête.
Le visage de la jeune fille trahissait une émotion – sévèrement réprimée – qu’il ne comprit pas. Ce n’était pas de la douleur, mais bien plutôt un mélange d’exaltation et de frayeur.
La petite femme au pince-nez murmura :
— Votre mère, ma chérie… vous ne pensez pas que…
Sur un ton aigu et hystérique, la fille aux cheveux roux s’écria :
— Alors, ce n’était ni une voiture ni un bouchon de champagne ! C’est un coup de feu que nous avons entendu…
Poirot se tourna vers eux tous.
— Il faut que quelqu’un prévienne la police…
Ruth Chevenix-Gore s’interposa violemment :
— Non !
— Je crains bien que ce soit inévitable, déclara l’homme à la tête de juriste. Voulez-vous vous en charger, Burrows ? Hugo…
— Vous êtes Mr Hugo Trent ? demanda Poirot au jeune homme à la moustache. Je pense qu’il serait bon que l’on nous laisse seuls un instant, vous et moi.
Cette fois encore, son autorité ne fut pas mise en question. L’homme de loi entraîna le troupeau. Poirot et Hugo Trent se retrouvèrent en tête à tête.
Ce dernier dévisagea Poirot.
— Mais qui êtes-vous, dites-moi ? Je n’en ai pas la moindre idée. Qu’est-ce que vous faites ici ?
Poirot sortit de la poche un porte-cartes et en choisit une qu’il lui tendit.
— Détective privé, hein ? J’ai entendu parler de vous, bien sûr… mais cela ne me dit toujours pas ce que vous faites ici.
— Vous ne saviez pas que votre oncle… c’était votre oncle, n’est-ce pas ?
Hugo baissa un instant les yeux sur le mort.
— L’Ancêtre ? Oui, c’était bien mon oncle.
— Vous ne saviez pas qu’il m’avait demandé de venir ?
Hugo secoua la tête et dit, lentement ;
— Non, pas du tout.
Sa voix était chargée d’une émotion difficile à définir. Il avait un visage de bois, stupide – le genre d’expression, pensa Poirot, qui vous fait un masque fort utile dans les moments de tension.
— Nous sommes dans le Westshire, si je ne m’abuse ? dit Poirot. Je connais très bien le chef de votre police locale, le major Riddle.
— Riddle habite à un kilomètre environ. Il tiendra sans doute à se déplacer en personne.
— Voilà qui arrangera bien nos affaires, se réjouit Poirot.
Il se mit à errer dans la pièce. Il écarta les rideaux, examina la porte-fenêtre et la poussa doucement. Elle était fermée.
Derrière le bureau, un miroir rond était accroché au mur. Il était brisé. Poirot se baissa et ramassa un petit objet.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Hugo Trent.
— C’est la balle.
— Elle lui a traversé la tête et a fracassé la glace ?
— On dirait.
Poirot remit soigneusement la balle là où il l’avait trouvée. Il s’approcha du bureau. Quelques papiers y étaient classés en piles impeccables. Sur le sous-main se trouvait une feuille volante où le mot DÉSOLÉ avait été tracé en majuscules, d’une écriture tremblée.
— Il a dû écrire ça juste avant de… de le faire, dit Hugo.
Songeur, Poirot hocha la tête.
Il regarda de nouveau le miroir brisé, puis le mort. Il semblait perplexe. Il alla à la porte, toute de guingois avec son battant dégondé et sa serrure éclatée. Il ne s’y trouvait pas de clef – ce qu’il savait déjà – car il n’aurait pas pu, sinon, regarder par le trou. Elle n’était pas sur le sol non plus. Poirot fit courir ses doigts sur le corps.
— Oui, dit-il. La clef est dans sa poche.
Hugo sortit une cigarette de son étui et l’alluma.
— Tout me paraît limpide, déclara-t-il d’une voix rauque. Mon oncle s’est enfermé à double tour, a griffonné ce message sur un bout de papier, et s’est tiré une balle dans la tête.
Poirot semblait méditatif. Hugo poursuivit :
— Mais je ne comprends toujours pas pourquoi il vous a appelé. De quoi s’agissait-il ?
— C’est assez difficile à expliquer. En attendant que les autorités viennent prendre les choses en main, Mr Trent, peut-être pourriez-vous me dire au juste qui sont les gens que j’ai vus ce soir en arrivant ?
— Qui ils sont ? répéta Hugo, l’air absent. Oh, oui, bien sûr. Excusez-moi. Asseyons-nous, proposa-t-il en lui montrant un canapé dans l’angle de la pièce le plus éloigné du corps. Eh bien, il y a Vanda, ma tante, poursuivit-il d’une voix saccadée. Et Ruth, ma cousine. Mais vous les connaissez déjà. L’autre jeune fille s’appelle Susan Cardwell. Elle ne fait que séjourner ici. Et puis, il y a le colonel Bury. C’est un vieil ami de la famille. Et Mr Forbes. C’est aussi un vieil ami, en dehors du fait qu’il est le notaire des Chevenix-Gore et tout et tout. Ces deux lascars étaient amoureux fous de Vanda dans leur jeunesse, et ils traînent toujours leurs guêtres par ici – ce sont ses adorateurs fidèles, en quelque sorte. Ridicule, mais plutôt touchant. Ensuite, il y a Godfrey Burrows, le secrétaire de l’Ancêtre – je veux dire de mon oncle – et miss Lingard, qui l’aide à écrire l’histoire des Chevenix-Gore. Elle est documentaliste. C’est tout, je crois.
Poirot hocha la tête.
— Si j’ai bien compris, vous avez entendu le coup de feu qui a tué votre oncle ?
— Exact. Et nous avons pensé qu’il s’agissait d’un bouchon de champagne… moi en tout cas, Susan et miss Lingard ont cru qu’une voiture avait des ratés – la route n’est pas loin, vous savez.
— Cela s’est passé quand ?
— Oh, vers 8 h 10. Snell venait de sonner le premier gong.
— Et où étiez-vous à ce moment-là ?
— Dans le hall. Nous… nous plaisantions, nous discutions pour savoir d’où était venu le bruit. Je disais qu’il était venu de la salle à manger, Susan prétendait qu’il était venu du salon, miss Lingard, d’en haut, et Snell, de la route, mais par les fenêtres du premier. Susan a demandé : « Pas d’autres théories ? » J’ai ri et répliqué qu’il restait encore l’hypothèse du meurtre ! Maintenant que j’y repense, cela paraît plutôt mal venu.
Ses traits se contractèrent.
— Personne n’a pensé que sir Gervase avait pu se suicider ?
— Non, bien sûr que non.
— En fait, vous n’avez aucune idée de ce qui a bien pu le pousser au suicide ?
— Ma foi… je n’irais pas jusque-là.
— Vous avez une idée ?
— Eh bien… oui… c’est difficile à expliquer. Évidemment, je ne m’attendais pas à ce qu’il se suicide, mais quand même, je n’en suis pas terriblement surpris. La vérité, c’est que mon oncle était fou à lier, monsieur Poirot. Tout le monde le savait.
— Et cela vous paraît une explication suffisante ?
— Bah ! Les gens qui sont un peu timbrés ont davantage tendance à se suicider que les autres.
— Explication d’une admirable simplicité !
Hugo écarquilla les yeux.
Poirot se releva et déambula sans but dans la pièce. Elle était confortablement meublée, dans un style victorien assez lourd. Il y avait d’imposantes bibliothèques, d’énormes fauteuils et quelques chaises à dossier droit – de l’authentique Chippendale. Peu d’objets mais, sur la cheminée, quelques bronzes attirèrent l’attention de Poirot et éveillèrent apparemment son admiration. Il les souleva un à un et les examina avec soin avant de les remettre précautionneusement en place. Du dernier, à l’extrême gauche, il détacha de l’ongle quelque chose.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Hugo avec indifférence.
— Rien de spécial. Un petit éclat de miroir.
— Bizarre, la manière dont ce miroir a été brisé par l’impact, remarqua Hugo. Un miroir brisé, c’est annonciateur de malheur. Pauvre vieux Gervase… Sa chance avait trop duré, sans doute.
— Votre oncle était du genre chanceux ?
Hugo eut un petit rire.
— Sa chance était proverbiale ! Tout ce qu’il touchait se transformait en or ! Soutenu par lui, un outsider coiffait les autres au poteau ! S’il investissait dans une mine douteuse, on tombait aussitôt sur un filon ! Il avait l’art d’esquiver les pièges les mieux tendus. Sa vie, elle n’a plus d’une fois tenu qu’à un fil et, à chaque coup, c’est miracle qu’il s’en soit tiré. Dans son genre, c’était un type fascinant, vous savez. Il en avait vu de toutes les couleurs. Et il avait roulé sa bosse plus que la plupart des gens de sa génération.
— Vous étiez très attaché à votre oncle, Mr Trent ? demanda Poirot sur le ton de la conversation.
Hugo Trent parut un peu surpris par la question.
— Oh… euh… oui, bien sûr, répondit-il d’un ton évasif. Vous savez, il n’était pas toujours commode. Et vivre avec lui devait vous mettre les nerfs à rude épreuve. Heureusement, je n’étais pas tenu de le voir souvent.
— Et lui, il avait de l’affection pour vous ?
— On ne peut pas dire que ça ait jamais sauté aux yeux ! Au fond, le simple fait que j’existe l’a toujours mis hors de lui, si je peux m’exprimer ainsi.
— Comment ça, Mr Trent ?
— Eh bien, voyez-vous, il n’a pas eu de fils, et il ne s’en est jamais remis. C’était un fanatique de la tradition, de la famille, j’en passe et des meilleures. Je pense qu’il était blessé au vif de savoir que les Chevenix-Gore s’éteindraient avec lui. Une famille qui remonte à la conquête normande… L’Ancêtre était le dernier de la lignée. De son point de vue, c’était atroce.
— Vous ne partagez pas ce sentiment ?
Hugo haussa les épaules.
— Tout ça me paraît plutôt rétrograde.
— À qui ira la succession ?
— Je n’en sais rien. À moi peut-être. À moins qu’il n’ait tout laissé à Ruth. Vanda en aura probablement l’usufruit.
— Votre oncle n’avait jamais fait part de ses intentions ?
— Ma foi, il caressait une idée.
— Laquelle ?
— L’idée que Ruth et moi devrions nous marier.
— Ce serait, sans aucun doute, très souhaitable.
— Éminemment souhaitable. Mais Ruth… enfin, Ruth a sur la vie des points de vue bien personnels. Elle est très séduisante et elle le sait. Elle n’est pas pressée de se ranger.
Poirot se pencha vers lui :
— Mais vous-même, Mr Trent, auriez-vous été d’accord ?
— De nos jours, on peut épouser n’importe qui et ça ne tire pas à conséquence, répondit Hugo d’un ton blasé. Le divorce est devenu si facile… Si ça ne colle pas, rien de plus simple : on coupe les liens et on recommence.
La porte s’ouvrit et Forbes entra avec un individu de haute taille, tiré à quatre épingles.
Ce dernier adressa un petit signe de tête à Trent :
— Bonsoir, Hugo. Toutes mes condoléances. Ça doit être un rude coup pour vous tous.
Hercule Poirot s’avança :
— Comment allez-vous, major Riddle ? Vous vous souvenez de moi ?
— Mais comment donc ! répondit le chef de la police en lui serrant la main. Ainsi, vous êtes déjà sur le terrain !
Il avait jeté à Poirot un regard plein de curiosité. Sa présence lui donnait visiblement à réfléchir.
4
— Eh bien ? demanda le major Riddle.
Cela se passait vingt minutes plus tard. Ce « eh bien » interrogatif s’adressait au médecin légiste, un homme d’un certain âge, dégingandé et grisonnant.
Celui-ci haussa les épaules.
— Il est mort depuis plus d’une demi-heure, mais pas plus d’une heure. Je vous épargne les détails techniques, je sais que vous n’y tenez pas. Il a reçu une balle dans la tête, tirée avec un revolver qui se trouvait à quelques centimètres de sa tempe droite. La balle a traversé le cerveau et est ressortie.
— Parfaitement compatible avec un suicide ?
— Parfaitement. Le corps s’est effondré dans le fauteuil et le revolver lui a échappé de la main.
— Vous avez la balle ?
— Oui.
Le médecin la lui tendit.
— Merci. Nous la gardons pour le contrôle balistique, dit le major Riddle. Je suis bien content que l’affaire soit claire et ne pose aucun problème.
— Vous nous confirmez, docteur, qu’elle ne pose aucun problème ? susurra Poirot.
— Il y a bien… comment dire ?… une petite bizarrerie, répondit le médecin sans hâte. Lorsqu’il a tiré, il devait être légèrement penché vers la droite. Sinon la balle aurait frappé le mur sous le miroir et non en plein milieu.
— Position plutôt inconfortable pour se suicider, remarqua Poirot.
Le médecin haussa les épaules.
— Bah ! le confort, vous savez… quand on a décidé d’en finir…
Il laissa sa phrase inachevée.
— Peut-on faire enlever le corps ? s’enquit le major Riddle.
— Oui. Je n’en ai plus besoin jusqu’à l’autopsie.
— Et vous, inspecteur ? demanda le major Riddle à un policier en civil, grand gaillard à la mine imperturbable.
— C’est O.K., monsieur. Nous avons tout ce que nous voulions. À part les empreintes du défunt sur le revolver.
— Alors, allez-y.
On emporta la dépouille de Gervase Chevenix-Gore. Et Poirot resta seul avec le chef de la police locale.
— Ouf ! dit Riddle, tout paraît on ne peut plus clair et net. La porte du couloir et les portes-fenêtres fermées, la clef dans la poche du mort… Tout… à part un « détail » qui me tourmente.
— Lequel, mon bon ami ? demanda Poirot.
— Vous ! déclara rondement Riddle. Qu’est-ce qu’un homme comme vous fait ici ?
En réponse, Poirot lui tendit la lettre qu’il avait reçue du défunt une semaine auparavant et le télégramme qui avait décidé de l’heure de sa venue.
— Hum ! fit le major. Intéressant. Il va falloir creuser ça. J’incline à penser que cela a un rapport direct avec son suicide.
— Tout à fait d’accord.
— Il va falloir vérifier les tenants et aboutissants de toute la maisonnée.
— Je peux vous donner leurs noms. Je viens juste de me renseigner auprès de Mr Trent.
Il les lui répéta.
— Vous savez peut-être quelque chose à leur propos, major Riddle ?
— Je sais certaines choses, évidemment. Dans son genre, lady Chevenix-Gore est presque aussi folle que l’était le vieux Gervase. Ils étaient inséparables et aussi cinglés l’un que l’autre. Elle, c’est la créature la plus floue et la plus erratique que la terre ait jamais portée avec, par moments, une troublante perspicacité qui fait mouche et vous stupéfie. Les gens en font des gorges chaudes. Je pense qu’elle le sait mais que ça lui est Dieu égal. Elle n’a, par ailleurs, pas le moindre sens de l’humour.
— Miss Chevenix-Gore n’est que leur fille adoptive, si j’ai bien compris ?
— Oui.
— Elle est très jolie.
— Elle est séduisante en diable. Elle a fait des ravages chez les jeunes gens des environs. Elle les fait marcher, puis les laisse tomber et leur rit au nez. Elle a une bonne assiette à cheval et la main ferme.
— Pour le moment, cela ne nous intéresse pas vraiment.
— Euh… non, peut-être pas. Bon, les autres maintenant. Je connais le vieux Bury, bien sûr. Il est toujours fourré ici. Il fait pour ainsi dire partie des meubles. C’est un très vieil ami, un genre chevalier servant de lady Chevenix-Gore. Ils se connaissent depuis toujours. Je crois que sir Gervase avait des intérêts dans une société dont Bury était le directeur.
— Vous savez quelque chose sur Oswald Forbes ?
— J’ai dû le rencontrer une fois.
— Miss Lingard ?
— Jamais entendu parler.
— Miss Susan Cardwell ?
— Une assez jolie rouquine ? Je l’ai vue dans le sillage de Ruth Chevenix-Gore ces jours derniers.
— Mr Burrows ?
— Oui, je le connais. C’est le secrétaire de Chevenix-Gore. Entre nous, il ne me plaît pas beaucoup. Il est beau garçon et il le sait. Ce n’est pas le gratin.
— Il travaille depuis longtemps pour sir Gervase ?
— Environ deux ans, je crois.
— Il n’y a personne d’autre… ?
Poirot s’interrompit.
Un grand jeune homme blond, en costume de ville, venait de faire irruption. Il était hors d’haleine et paraissait troublé.
— Bonsoir, major Riddle. J’ai entendu dire que sir Gervase s’était suicidé et je suis accouru. Snell prétend que c’est vrai. Tout ça ne tient pas debout ! Je n’arrive pas à y croire !
— Ce n’est pourtant que trop exact, Lake. Permettez-moi de faire les présentations. Le capitaine Lake, qui gère le domaine de sir Gervase… M. Hercule Poirot dont vous avez sans doute entendu parler.
Le visage de Lake s’éclaira d’une espèce d’incrédulité émerveillée.
— Monsieur Hercule Poirot ? Je suis absolument enchanté de faire votre connaissance. Du moins… (Il s’interrompit et son sourire, aussi bref que charmant, s’évanouit pour faire place à l’inquiétude.) Ce suicide ne cache rien de… de louche, monsieur ?
— Pourquoi y aurait-il du « louche », comme vous dites ? demanda vivement le chef de la police.
— À cause de la présence de M. Poirot… Oh, et puis parce que toute cette histoire ne tient pas debout !
— Non, non, répliqua aussitôt Poirot. Je ne suis pas venu enquêter sur la mort de sir Gervase. J’étais déjà dans la maison… en qualité d’invité.
— Ah, je vois. C’est drôle qu’il ne m’ait pas parlé de votre arrivée quand nous avons vérifié les comptes, cet après-midi.
— Voilà deux fois que vous vous exclamez que « ça ne tient pas debout », capitaine Lake, fit remarquer Poirot d’un ton égal. Le suicide de sir Gervase vous paraît-il donc si surprenant ?
— Évidemment. Oh ! bien sûr, il était fou à lier, personne ne vous dira le contraire. N’empêche que je l’imagine mal pensant que le monde pourrait continuer à tourner sans lui.
— Ah ! C’est une remarque fort censée ça, déclara Poirot en regardant avec approbation ce jeune homme à l’air franc et intelligent.
Le major Riddle s’éclaircit la gorge.
— Puisque vous êtes ici, capitaine Lake, peut-être accepterez-vous de vous asseoir et de répondre à quelques questions ?
— Certainement, monsieur.
Il s’installa en face des deux autres.
— Quand avez-vous vu sir Gervase pour la dernière fois ?
— Cet après-midi, un peu avant 3 heures. Nous devions vérifier quelques comptes et étudier le cas d’un nouveau métayer pour l’une des fermes.
— Combien de temps êtes-vous resté avec lui ?
— Peut-être une demi-heure.
— Réfléchissez bien, et dites-moi si vous n’auriez pas remarqué quelque chose d’inhabituel dans son comportement.
Le jeune homme se creusa la tête.
— Non, je ne crois pas. Peut-être, était-il un peu agité… mais ce n’était pas inhabituel, chez lui.
— Il n’était pas déprimé ?
— Oh, non, il avait l’air de très bonne humeur. Il prenait un plaisir énorme à écrire l’histoire des Chevenix-Gore.
— Depuis quand y travaillait-il ?
— Il y a six mois environ qu’il avait commencé.
— C’est à ce moment-là que miss Lingard est arrivée ?
— Non, il l’a fait venir il y a à peu près deux mois, quand il s’est aperçu qu’il ne pouvait pas se charger seul du travail de recherche nécessaire.
— Et vous estimez vraiment que ce travail lui plaisait ?
— Je vous ai dit qu’il y prenait un plaisir énorme. Il était réellement convaincu que, hormis sa famille, rien ne comptait au monde.
Le ton du jeune homme avait été marqué d’une amertume passagère.
— Donc, pour ce que vous en savez, sir Gervase n’avait aucun souci d’aucune sorte ?
Le capitaine Lake eut une légère, très légère hésitation avant de répondre :
— Non.
Poirot posa soudain une question :
— Sir Gervase n’était pas, d’après vous, inquiet pour sa fille, en quoi que ce soit, non ?
— Pour sa fille ?
— C’est bien ce que j’ai dit.
— Pas que je sache, répondit le jeune homme non sans raideur.
Poirot se garda d’insister.
— Eh bien, merci, Lake, dit le major Riddle. Ne vous éloignez pas trop pour le cas où j’aurais quelque chose à vous demander.
— Très bien, monsieur. Puis-je vous aider en quoi que ce soit ? demanda-t-il en se levant.
— Oui, vous pouvez nous envoyer le maître d’hôtel. Et vous pouvez peut-être aussi prendre des nouvelles de lady Chevenix-Gore. Essayez de savoir si je peux m’entretenir un instant avec elle, ou si elle est trop bouleversée pour ça.
Le jeune homme hocha la tête et partit d’un pas rapide et décidé.
— Séduisant personnage, remarqua Hercule Poirot.
— Oui, c’est un garçon charmant et très compétent. Tout le monde l’aime beaucoup.
5
— Asseyez-vous, Snell, dit le major Riddle avec bienveillance. J’ai pas mal de questions à vous poser. Cela a dû être un grand choc pour vous, j’imagine.
— Oh ! c’est bien vrai, monsieur. Merci, monsieur.
Assis, Snell avait l’air aussi compassé que debout.
— Vous êtes ici depuis longtemps, n’est-ce pas ?
— Seize ans, monsieur, depuis que sir Gervase… euh… s’est rangé, si l’on peut dire.
— Ah oui, bien sûr. Votre maître était un grand voyageur, dans son temps.
— Oui, monsieur. Il a fait une expédition au Pôle Nord, et dans beaucoup d’autres endroits intéressants.
— Maintenant, Snell, pouvez-vous me dire quand vous avez vu votre maître pour la dernière fois, ce soir ?
— J’étais dans la salle à manger, monsieur, je vérifiais que rien n’avait été omis dans l’ordonnancement de la table. La porte donnant sur le hall était ouverte et j’ai vu sir Gervase descendre l’escalier, traverser le hall et prendre le couloir qui mène à son bureau.
— Quelle heure était-il ?
— Pas tout à fait 8 heures. Je dirais environ 8 heures moins 5.
— Et vous ne l’avez plus revu ?
— Non, monsieur.
— Avez-vous entendu un coup de feu ?
— Oh, oui, monsieur, pour sûr. Mais je n’ai évidemment pas pensé une seconde… comment aurais-je pu ?
— Vous vous êtes dit qu’il s’agissait de quoi ?
— J’ai pensé que c’était une voiture, monsieur. La route longe le mur du parc. Ou alors, ç’aurait pu être un coup de feu dans les bois, un braconnier par exemple. Je n’aurais jamais pu deviner…
Le major Riddle l’interrompit.
— Quelle heure était-il cette fois-là ?
— Il était très exactement 8 heures et 08 minutes, monsieur.
— Comment pouvez-vous fixer l’heure à la minute près ? demanda vivement le major.
— C’est facile, monsieur. Je venais juste de frapper le premier coup de gong.
— Le premier coup de gong ?
— Oui, monsieur. Selon les instructions de sir Gervase, il fallait toujours faire retentir le gong sept minutes avant le gong qui annonçait le dîner. Sir Gervase tenait absolument à ce que tout le monde soit rassemblé dans le salon au deuxième coup de gong. Tout de suite après avoir fait sonner ce deuxième gong, je me suis présenté sur le seuil du salon pour annoncer que le dîner était servi, et tout le monde est entré.
— Je commence à comprendre pourquoi vous avez eu l’air si surpris quand vous avez annoncé le dîner. D’habitude, sir Gervase se trouvait dans le salon ?
— Il n’y manquait jamais, monsieur. Cela m’a fait un choc. Mais j’étais loin de penser…
Le major Riddle l’interrompit de nouveau adroitement :
— Et les autres aussi sont toujours là, en général ?
Snell toussota.
— Celui qui arrivait en retard au dîner n’était plus jamais invité, monsieur.
— Hum… mesure draconienne.
— Sir Gervase employait un chef qui avait servi l’empereur de Moravie, monsieur. Il disait qu’un dîner était aussi important qu’un rituel religieux, monsieur.
— Et sa propre famille, il la traitait de la même façon ?
— Lady Chevenix-Gore faisait très attention à ne pas le contrarier, monsieur, et même miss Ruth n’aurait pas osé arriver en retard au dîner.
— Intéressant, murmura Poirot.
— Je vois, dit Riddle. Le dîner étant prévu pour 8 heures et quart, vous avez frappé le premier coup de gong à 8 heures et 8 minutes, comme d’habitude ?
— Oui, monsieur, mais ce n’était pas comme d’habitude. D’habitude, le dîner est à 8 heures. Ce soir, sir Gervase avait donné l’ordre de servir un quart d’heure plus tard parce qu’il attendait quelqu’un qui devait arriver par le dernier train.
Snell s’inclina légèrement devant Poirot.
— Lorsque votre maître est allé dans son bureau, vous a-t-il paru inquiet, ou soucieux ?
— Je ne saurais dire, monsieur. Il était trop loin pour que je puisse juger. J’ai juste remarqué sa présence, c’est tout.
— Il était seul, à ce moment-là ?
— Oui, monsieur.
— Quelqu’un est-il allé dans le bureau par la suite ?
— Je l’ignore, monsieur. Après ça, je me suis rendu à l’office, où je suis resté jusqu’au premier coup de gong, à 8 heures 8.
— C’est alors que vous avez entendu le coup de feu ?
— Oui, monsieur.
Poirot intervint :
— Vous n’êtes pas seul, je pense, à avoir entendu ce coup de feu ?
— Non, monsieur. Mr Hugo et miss Cardwell aussi. Et miss Lingard.
— Ils étaient également dans le hall ?
— Miss Lingard est sortie du salon, miss Cardwell et Mr Hugo débouchaient de l’escalier.
— Ce coup de feu a-t-il donné lieu à des commentaires ? demanda Poirot.
— Eh bien, monsieur, Mr Hugo a voulu savoir s’il y aurait du champagne au dîner. Je lui ai répondu qu’on servirait du sherry, du vin du Rhin et du bourgogne.
— Il croyait que c’était un bouchon de champagne ?
— Oui, monsieur.
— Mais personne n’a pris l’affaire au sérieux ?
— Oh, non, monsieur. Ils ont tous gagné le salon en riant et en bavardant.
— Où étaient les autres invités ?
— Je ne saurais dire, monsieur.
— Connaissez-vous ce revolver ? demanda le major Riddle en le lui montrant.
— Oh, oui, monsieur. Il appartenait à sir Gervase. Il le gardait toujours dans le tiroir de son bureau.
— Était-il chargé, d’habitude ?
— Je ne saurais dire, monsieur.
Le major Riddle reposa le revolver et s’éclaircit la gorge.
— À présent, Snell, je vais vous poser une question importante. J’espère que vous y répondrez avec autant de franchise que faire se peut. Voyez-vous une raison qui aurait pu pousser votre maître au suicide ?
— Non, monsieur. Je n’en vois aucune.
— Sir Gervase ne s’est pas comporté de manière bizarre, ces temps-ci ? Il n’était pas soucieux, déprimé ?
Snell toussota, gêné.
— Vous m’excuserez, monsieur, mais sir Gervase paraissait toujours un peu bizarre à ceux qui ne le connaissaient pas. C’était un gentleman très original, monsieur.
— Oui, oui, j’en suis tout à fait conscient.
— Les Étrangers, monsieur, ne Comprenaient pas Toujours Sir Gervase.
Snell avait prononcé cette phrase comme si elle avait été écrite en capitales.
— Je sais, je sais. Je pense à quelque chose que vous auriez trouvé inhabituel.
Le maître d’hôtel hésita.
— Je crois que sir Gervase était préoccupé, monsieur, répondit-il enfin.
— Préoccupé et déprimé ?
— Je ne dirais pas déprimé, monsieur. Mais préoccupé, oui.
— Avez-vous une idée de la cause de ses soucis ?
— Non, monsieur.
— Se rapportaient-ils à quelqu’un en particulier, par exemple ?
— Je ne pourrais rien affirmer, monsieur. De toute façon, ce n’est qu’une impression personnelle.
Poirot intervint de nouveau.
— Son suicide vous a-t-il surpris ?
— Infiniment surpris, monsieur. Cela a été un choc terrible pour moi. Je n’aurais jamais imaginé une chose pareille.
Poirot hocha la tête, pensif.
Riddle lui jeta un coup d’œil et reprit :
— Eh bien, Snell, je crois que c’est tout ce que nous voulions vous demander. Vous êtes bien sûr de n’avoir rien d’autre à nous raconter ? Il n’est rien arrivé d’inhabituel ces derniers temps, par exemple ?
Le maître d’hôtel se leva et secoua la tête :
— Rien, monsieur, absolument rien.
— Alors, vous pouvez disposer.
— Merci, monsieur.
Arrivé devant la porte, Snell s’écarta. Lady Chevenix-Gore entrait dans la pièce comme si elle eut flotté. Elle était étroitement enveloppée dans des voiles de soie mauve et orange qui lui faisaient un vêtement d’allure orientale. Maîtresse d’elle-même, elle paraissait calme et sereine.
Le major Riddle sauta sur ses pieds.
— Lady Chevenix-Gore…
— On m’a dit que vous souhaiteriez me parler, alors je suis venue.
— Voulez-vous que nous allions ailleurs ? Cette pièce doit vous être pénible à l’extrême.
Lady Chevenix-Gore secoua la tête et s’assit sur une des chaises Chippendale.
— Oh, non, quelle importance ? murmura-t-elle.
— Vous êtes très bonne, lady Chevenix-Gore, de faire ainsi abstraction de vos sentiments… Je sais que le choc a dû être terrible et…
Elle l’interrompit.
— Cela a d’abord été un choc, en effet, reconnut-elle sur le ton détendu de la conversation. Mais en réalité, ce qu’on appelle la Mort n’existe pas, vous savez – C’est seulement un Transfert. En fait, ajouta-t-elle, Gervase se trouve en ce moment juste derrière votre épaule gauche. Je le vois mieux que je ne vous vois.
L’épaule gauche du major Riddle frémit quelque peu. Il regarda lady Chevenix-Gore d’un air dubitatif.
Elle lui sourit, d’un sourire aussi vague que béat.
— Bien sûr, vous n’y croyez pas ! Comme la plupart des gens. Pour moi, le monde spirituel est aussi réel que ce monde-ci. Mais je vous en prie, demandez-moi tout ce que vous voudrez, et ne craignez pas de m’affliger. Je ne suis pas le moins du monde affligée. C’est le Destin qui est responsable de tout. On n’échappe pas à son karma. Tout concorde… le miroir… tout.
— Le miroir, madame ? s’étonna Poirot.
Elle lui fit un vague signe de tête.
— Oui. Vous voyez, il était brisé. Un symbole ! Connaissez-vous le poème de Tennyson ? Je le lisais, enfant, sans en comprendre évidemment la portée ésotérique. Le miroir se fendit de part en part. « La malédiction s’est abattue sur moi ! » s’écria la dame de Shalott. C’est ce qui est arrivé à Gervase. La Malédiction s’est abattue tout à coup sur lui. Vous n’ignorez pas, j’imagine, que la plupart des très vieilles familles sont l’objet d’une malédiction… le miroir brisé… Il a su tout de suite qu’il était maudit ! La malédiction s’était abattue !
— Mais, madame, ce n’est pas une malédiction qui a brisé le miroir, c’est une balle !
Du même ton doux et rêveur, lady Chevenix-Gore répliqua :
— C’est la même chose, en vérité… c’était le Destin.
— Mais votre mari s’est suicidé.
Lady Chevenix-Gore eut un sourire indulgent.
— Il n’aurait pas dû faire ça, bien sûr. Mais Gervase a toujours été une nature emportée. Il n’a jamais su attendre. Son heure avait sonné et il est allé au-devant d’elle. Ce n’est pas plus compliqué.
Exaspéré, le major Riddle s’éclaircit la gorge.
— Alors, vous n’avez pas été surprise par le suicide de votre mari ? demanda-t-il d’un ton sec. Vous vous attendiez à quelque chose dans ce genre-là ?
— Oh, non, dit-elle en ouvrant de grands yeux. On ne peut pas toujours prévoir l’avenir. Bien sûr, Gervase était très étrange, ce n’était pas un homme ordinaire. Il ne ressemblait à personne. Il était la réincarnation d’un de ces Grands Hommes d’autrefois. Je le savais depuis longtemps. Et je pense qu’il s’en était rendu compte lui aussi. Il lui était difficile de se conformer aux petites règles stupides de la vie quotidienne… Le voilà qui sourit, maintenant, ajouta-t-elle en regardant par-dessus l’épaule de Riddle. Il nous trouve tous bien ridicules. Et Dieu sait que nous le sommes ! Pareils à des enfants. Prétendre que la vie est réelle et qu’elle a de l’importance… La vie n’est qu’une des Grandes Illusions.
Conscient de se livrer à une bataille perdue d’avance, le major Riddle demanda sur le ton du désespoir :
— Vous ne pouvez pas nous aider à découvrir pourquoi votre mari a mis fin à ses jours ?
Elle haussa ses maigres épaules.
— Nous sommes mus par des Forces… nous sommes mus… Vous ne pouvez pas comprendre. Vous ne vous mouvez que dans un univers matériel…
Poirot toussota.
— À propos d’univers matériel, madame, savez-vous comment votre mari a disposé de ses biens ?
— L’argent ? (Elle le dévisagea.) Je ne pense jamais à l’argent.
Le ton était d’un suprême dédain.
Poirot changea de sujet.
— À quelle heure êtes-vous descendue dîner ce soir ?
— À quelle heure ? Mais qu’est-ce que le Temps ? L’infini, voilà la réponse. Le temps est infini.
— Mais votre mari, madame, murmura Poirot, était assez pointilleux en ce qui concerne le temps… surtout, si j’en crois ce que j’ai entendu dire, à propos de l’heure du dîner.
— Cher Gervase, dit-elle en souriant avec indulgence. Il était plutôt ridicule à ce sujet. Mais ça le rendait heureux. Alors nous n’étions jamais en retard.
— Étiez-vous dans le salon, madame, quand le premier coup de gong a retenti ?
— Non, j’étais encore dans ma chambre.
— Vous rappelez-vous qui était dans le salon lorsque vous êtes descendue ?
— Presque tout le monde, je crois, répondit-elle, évasive. C’est important ?
— Peut-être pas, reconnut Poirot. Et puis, il y a autre chose. Votre mari ne vous a jamais dit qu’il soupçonnait qu’on le volait ?
Lady Chevenix-Gore ne parut pas très intéressée par la question.
— Qu’on le volait ? Non, je ne crois pas.
— Qu’on le volait, qu’on l’escroquait, qu’il était victime d’une filouterie quelconque ?
— Non… non, je ne crois pas… Gervase aurait été très en colère si quelqu’un s’était permis une chose pareille.
— Toujours est-il qu’il ne vous en a rien dit.
— Non… non, fit lady Chevenix-Gore, toujours sans manifester d’intérêt réel. Je m’en souviendrais…
— Quand avez-vous vu votre mari vivant pour la dernière fois ?
— Comme d’habitude, il a passé la tête chez moi avant le dîner. Ma femme de chambre était là. Il a juste dit qu’il descendait.
— De quoi parlait-il le plus volontiers, ces dernières semaines ?
— Oh, de l’histoire de sa famille. Il s’en sortait très bien. Il trouvait que miss Lingard, cette drôle de vieille bique, avait une valeur inestimable. Elle faisait des recherches pour lui au British Museum. Elle avait travaillé avec lord Mulcaster sur son livre, vous savez. Et elle avait du tact, je veux dire qu’elle ne cherchait pas ce qu’il ne fallait pas. Après tout, il y a des ancêtres qu’on préfère ne pas exhumer. Gervase était si sensible… Elle m’a aidée aussi. Elle m’a déniché un tas de renseignements sur Hatchepsout. Parce que je suis une réincarnation de Hatchepsout, vous savez.
Lady Chevenix-Gore avait fait cette déclaration avec toute la sérénité du monde.
— Avant ça, poursuivit-elle, j’avais été prêtresse en Atlantide.
Le major Riddle s’agita sur son siège.
— Euh… euh… c’est passionnant. Eh bien, lady Chevenix-Gore, je crois vraiment que ce sera tout. Vous avez été très aimable.
Lady Chevenix-Gore se leva en serrant autour d’elle son vêtement oriental.
— Bonne nuit, dit-elle. (Puis, posant les yeux quelque part derrière le major Riddle :) Bonne nuit, cher Gervase. J’aimerais que vous puissiez venir mais je sais que vous devez rester là. Vous devez rester là où vous avez trépassé pendant vingt-quatre heures au moins, ajouta-t-elle pour se faire comprendre. Il faut un moment avant que vous puissiez vous déplacer à votre gré et entrer en contact avec nous.
Elle se glissa, évanescente, hors de la pièce.
Le major Riddle s’épongea le front.
— Bon sang de bonsoir ! Elle est encore beaucoup plus cinglée que je ne pensais. Est-ce qu’elle croit vraiment à toutes ces sornettes ?
Poirot secoua la tête, rêveur.
— Il est possible qu’elle trouve là une consolation. Dans un moment pareil, elle doit éprouver le besoin de se créer un monde d’illusion pour échapper à la dure réalité – à savoir la mort de son mari.
— Pour moi, elle est bonne à enfermer, répliqua le major Riddle. Quel méli-mélo d’idioties ! Pas un mot qui ait un sens !
— Mais si, mon bon ami. Ce qui est intéressant, comme l’a fait remarquer au passage Mr Hugo Trent, c’est qu’au milieu de tout ce fatras, elle lance tout à coup une idée astucieuse. Ce qu’elle a dit à propos du tact de miss Lingard, qui évite d’exhumer les ancêtres indésirables, en est la preuve. Croyez-moi, lady Chevenix-Gore n’est pas folle.
Il se leva et se mit à marcher de long en large.
— Il y a des choses qui ne me plaisent pas dans cette affaire. Qui ne me plaisent pas du tout.
Riddle le dévisagea avec curiosité.
— Vous voulez parler des raisons du suicide ?
— Suicide… suicide ! Tout est faux, je vous dis. Psychologiquement faux. Comment Chevenix-Gore se voyait-il ? En Colosse de Rhodes, en personnage de la plus haute importance ; il se prenait pour le nombril de l’univers ! Est-ce qu’un homme pareil se détruit ? Certainement pas. Il détruira plus probablement quelqu’un d’autre, une misérable fourmi humaine qui aura osé le gêner… Un bel acte, oui, il pourrait le considérer comme nécessaire et comme béni des dieux ! Mais l’autodestruction ? La destruction d’un tel auto ?
— Tout cela est bien joli, Poirot, mais les faits parlent d’eux-mêmes : la porte verrouillée, la clef dans sa poche. Les portes-fenêtres solidement fermées. Je sais, on trouve ça dans les romans, mais dans la réalité, cela ne m’est jamais arrivé. Autre chose ?
— Mais oui, il y a autre chose, répondit Poirot en s’asseyant dans le fauteuil. Me voilà, moi, Chevenix-Gore. Je suis assis à mon bureau. Je suis déterminé à me tuer parce que, mettons… j’ai fait une découverte qui entache d’un terrible déshonneur le nom des Chevenix-Gore. Ce n’est pas très convaincant, d’accord, mais cela peut suffire.
« Ceci posé, qu’est-ce que je fais ? Je gribouille sur un bout de papier le mot « désolé ». Oui, c’est tout à fait possible. Puis j’ouvre un tiroir du bureau, je sors le revolver, je le charge s’il ne l’est pas déjà, et alors… est-ce que je me tire une balle dans la tête ? Non. Je commence par faire pivoter mon fauteuil, comme ceci… je me penche un peu sur la droite, comme cela… je porte enfin le revolver à ma tempe, et feu !
Poirot bondit de son fauteuil comme un ressort, pivota sur ses talons et demanda :
— Cela ressemble à quoi, je vous le demande ? Pourquoi faire pivoter le fauteuil ? S’il y avait eu un tableau au mur – un portrait par exemple – alors là, oui, il aurait pu y avoir une explication. Il aurait pu désirer que ce soit la dernière chose qu’il voit avant de mourir. Mais un rideau… Ah non, ça, je vous en fiche mon billet, ça n’a ni queue ni tête.
— Il aurait pu vouloir regarder par la fenêtre. Jeter un dernier coup d’œil à son domaine.
— Mon très cher ami, vous n’y croyez pas vous-même. Cela n’a aucun sens, vous le savez très bien. À 8 h 08, il faisait nuit et, de toute façon, les rideaux étaient tirés. Non, il doit y avoir une autre explication…
— Pour moi, il n’y en a qu’une : Gervase Chevenix-Gore était fou.
Poirot secoua la tête, l’air peu satisfait. Le major Riddle se leva.
— Venez, dit-il. Allons interroger les autres. Nous obtiendrons peut-être quelque chose par ce biais-là.
6
Après les difficultés rencontrées avec le témoignage de lady Chevenix-Gore, le major Riddle éprouva un énorme soulagement à se trouver face à un homme de loi aussi sagace que Forbes.
Si Mr Forbes savait se montrer d’une extrême prudence dans ses déclarations, ses réponses allaient toujours droit à l’essentiel.
Il admit bien volontiers que le suicide de sir Gervase l’avait profondément secoué. Jamais il n’aurait cru que sir Gervase était homme à se supprimer. Il ne voyait aucune raison qui aurait pu l’amener à commettre un tel acte.
— Sir Gervase n’était pas seulement un client, c’était un très vieil ami. Je le connaissais depuis l’enfance. Et je peux vous garantir qu’il avait toujours aimé la vie.
— Étant donné les circonstances, Mr Forbes, je dois vous demander de me répondre avec la plus grande franchise. Sir Gervase avait-il quelque sujet d’ennui ou d’inquiétude caché ?
— Non. Il avait de petits soucis, comme tout le monde, mais rien de grave.
— Pas de maladies ? Pas de différends avec sa femme ?
— Non, sir Gervase et lady Chevenix-Gore étaient très attachés l’un à l’autre.
— Lady Chevenix-Gore semble avoir des idées assez… curieuses, avança la major Riddle avec précaution.
Mr Forbes sourit en homme indulgent.
— Les femmes du monde ont droit à leurs toquades…
— Vous vous occupiez de toutes les affaires de sir Gervase ? poursuivit le chef de la police locale.
— Oui. Mon étude, Forbes, Ogilvie & Spence, travaille pour la famille Chevenix-Gore depuis plus de cent ans.
— Y a-t-il eu des… scandales dans cette famille ?
Mr Forbes haussa les sourcils.
— Je ne suis pas sûr de vous comprendre…
— Monsieur Poirot, voulez-vous montrer à Mr Forbes la lettre que vous m’avez fait lire ?
Poirot se leva en silence et tendit la lettre à Mr Forbes en s’inclinant légèrement.
Mr Forbes la lut et haussa encore un peu plus les sourcils.
— Que voici une lettre étonnante ! Je comprends votre question, à présent. Eh bien, non, à ma connaissance, rien ne justifiait ce courrier.
— Sir Gervase ne vous a rien dit à ce sujet ?
— Rien du tout. Je trouve d’ailleurs cela très curieux.
— Il avait l’habitude de se confier à vous ?
— J’aime à croire qu’il se fiait à mon jugement.
— Et vous ne savez absolument pas à quoi cette lettre fait allusion ?
— Je ne voudrais pas me livrer à des spéculations hasardeuses.
Le major Riddle apprécia la subtilité de la réponse.
— Maintenant, Mr Forbes, peut-être pouvez-vous nous dire comment sir Gervase a disposé de ses biens ?
— Certainement. Je n’y vois aucune objection. Sir Gervase a laissé à sa femme une rente annuelle de six mille livres, imputable sur le revenu du domaine, ainsi que le choix entre Dower House et la maison de Lowndes Square, en ville, selon ses préférences. Il y a bien sûr différents legs, mais aucun de nature exceptionnelle. Le reste de ses biens revient à Ruth, sa fille adoptive, à condition que, si elle se marie, son époux prenne le nom de Chevenix-Gore.
— Il ne laisse rien à son neveu Mr Hugo Trent.
— Si. Un legs de cinq mille livres.
— Et je suppose que sir Gervase était riche ?
— Extrêmement riche. Outre son domaine, il possédait une énorme fortune personnelle. Bien sûr, il ne roulait plus autant sur l’or que par le passé. La majeure partie de ses investissements avaient souffert de la Crise. Par-dessus le marché, sir Gervase avait mis pas mal de liquidités dans une société, la Paragon Synthetic Rubber Substitute, dans laquelle le colonel Bury l’avait persuadé d’investir de fortes sommes.
— Ce n’était pas un conseil avisé ?
Mr Forbes soupira.
— Les militaires à la retraite sont les victimes rêvées quand ils se lancent dans des opérations financières. Leur crédulité excède de beaucoup celle des veuves – ce qui n’est pas peu dire.
— Mais ces investissements malheureux n’ont pas sérieusement affecté ses revenus ?
— Oh, non, pas sérieusement. Il était encore très riche.
— Quand ce testament a-t-il été rédigé ?
— Il y a deux ans.
— Ces dispositions n’étaient-elles pas injustes envers son neveu, Mr Hugo Trent ? murmura Poirot. Après tout, par le sang, c’est le parent le plus proche de sir Gervase.
Mr Forbes haussa les épaules.
— Il faut tenir compte, dans une certaine mesure, de l’histoire de la famille.
— Par exemple… ?
Mr Forbes paraissait peu désireux de continuer sur ce chapitre.
— Ne pensez pas que nous cherchons à tout prix à attiser de vieux scandales ou quoi que ce soit de ce genre, déclara le major Riddle. Mais cette lettre de sir Gervase à M. Poirot a besoin d’être expliquée.
— L’attitude de sir Gervase envers son neveu ne s’explique pas par un quelconque scandale, s’empressa de dire Mr Forbes. Tout simplement, sir Gervase a toujours pris très au sérieux son rôle de chef de famille. Il avait un frère cadet et une sœur. Son frère, Anthony Chevenix-Gore a été tué à la guerre. Sa sœur, Pamela, s’est mariée, ce que sir Gervase a désapprouvé. Ou plutôt, il estimait qu’elle aurait dû d’abord lui demander son consentement. Il pensait que la famille du capitaine Trent n’était pas d’un rang digne de s’allier aux Chevenix-Gore. Sa sœur n’avait fait que rire de son attitude. En conclusion de quoi sir Gervase n’a jamais aimé son neveu. C’est cette antipathie, je pense, qui l’a conduit à adopter un enfant.
— Il n’avait pas d’espoir d’en avoir un à lui ?
— Non. Ils ont eu un bébé mort-né environ un an après leur mariage. Les médecins ont prévenu lady Chevenix-Gore qu’elle ne pourrait pas avoir d’autres enfants. Deux ans après, ils ont adopté Ruth.
— Et qui était miss Ruth ? Comment en sont-ils arrivés à jeter leur dévolu sur elle ?
— C’était la fille de parents éloignés, je crois.
— Ça, je l’aurais deviné, dit Poirot en regardant les portraits de famille accrochés au mur. On peut voir qu’ils sont tous liés par le sang : le nez, la forme du menton… ces caractéristiques se retrouvent souvent sur le mur.
— Elle a aussi hérité de leur caractère, remarqua Mr Forbes, pince-sans-rire.
— J’en ai bien l’impression. Comment s’entendait-elle avec son père adoptif ?
— Comme vous pouvez le penser. Leurs volontés se heurtaient souvent avec fureur. Mais en dépit de ces querelles, une harmonie sous-jacente régnait entre eux.
— Néanmoins, elle lui causait des soucis ?
— Elle lui en causait sans cesse. Mais pas au point de le pousser au suicide, je peux vous l’assurer.
— Ah ! ça, non, bien sûr ! approuva Poirot. On ne se brûle pas la cervelle parce qu’on a une fille qui joue les fortes têtes ! Ainsi, mademoiselle hérite ! Sir Gervase n’a jamais songé à modifier son testament ?
Mr Forbes toussota pour masquer son trouble.
— Hum ! En fait, en arrivant ici, il y a deux jours, j’ai reçu des instructions de sir Gervase, pour la rédaction d’un nouveau testament.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? s’exclama le major Riddle en rapprochant sa chaise. Vous ne nous avez pas parlé de ça.
— Vous vous êtes bornés à me demander quels étaient les termes du testament de sir Gervase, répliqua Mr Forbes. J’ai répondu à votre question. Le nouveau testament n’était pas encore définitivement rédigé, et encore moins signé.
— Quelles en étaient les dispositions ? Cela peut nous éclairer sur l’état d’esprit de sir Gervase.
— En gros, elles étaient les mêmes qu’avant, mais miss Chevenix-Gore ne devait hériter qu’à la condition d’épouser Mr Hugo Trent.
— Ah, ah ! fit Poirot. Mais il y a là une différence fondamentale.
— Je n’approuvais pas cette clause, déclara Mr Forbes. Et je me suis senti obligé de lui faire remarquer qu’elle pouvait être contestée avec succès. Les tribunaux n’apprécient guère ces legs conditionnels. Mais, quoi qu’il en soit, sir Gervase y était décidé.
— Et si miss Chevenix-Gore – ou, incidemment, Mr Trent – refusait de s’y soumettre ?
— Si Mr Trent ne voulait pas épouser miss Chevenix-Gore, l’argent lui revenait à elle, sans condition. Mais s’il acceptait et si c’était elle qui refusait, c’est lui qui héritait de tout.
— Drôle d’histoire, marmonna Riddle.
Poirot se pencha et tapota le genou de l’homme de loi.
— Qu’est-ce qui se cache derrière tout ça ? Qu’est-ce que sir Gervase avait derrière la tête en posant cette condition ? Ce devait être quelque chose de bien précis… L’image d’un autre homme, peut-être… un homme qui ne lui plaisait pas. Je pense, Mr Forbes, que vous devez savoir de qui il s’agit.
— Je ne sais rien, monsieur Poirot, je vous l’assure.
— Mais vous pouvez risquer une supposition ?
— Je ne fais jamais de suppositions, répliqua Mr Forbes, scandalisé.
Il ôta son pince-nez et l’essuya avec un mouchoir de soie.
— Y a-t-il autre chose que vous souhaitiez encore savoir ? interrogea-t-il.
— Pas pour le moment, répondit Poirot. Pour ma part, tout au moins.
Avec l’air de penser qu’à son avis, cette part, c’était moins que rien, Mr Forbes attendit la réaction du chef de la police.
— Merci, Mr Forbes. Ce sera tout. J’aimerais, si possible, parler à miss Chevenix-Gore.
— Certainement. Je crois qu’elle est là-haut avec lady Chevenix-Gore.
— Ah, bon, dans ce cas, je m’entretiendrai d’abord avec – comment s’appelle-t-il déjà ? – Burrows, et avec la spécialiste en histoires de famille.
— Ils sont tous les deux dans la bibliothèque. Je vais les prévenir.
7
— Rude tâche, gémit le major Riddle après le départ du notaire. Soutirer des renseignements à ces vieux gardiens de la loi d’un autre âge, il y a de quoi devenir cinglé à son tour. Tout tourne autour de la fille, on dirait.
— Ça m’en a tout l’air, oui.
— Ah, voilà Burrows.
Godfrey Burrows entra avec l’empressement de qui brûle de se rendre utile. Son sourire – tempéré, avec tact, d’un soupçon de tristesse – ne découvrait qu’un petit peu trop de dents. Un sourire plus machinal que spontané.
— Nous désirons vous poser quelques questions, Mr Burrows.
— Certainement, major. Tout ce que vous voudrez.
— D’abord et avant tout, pour aller à l’essentiel, avez-vous une idée personnelle concernant le suicide de sir Gervase ?
— Rigoureusement aucune. J’ai subi là le plus grand choc de mon existence.
— Vous avez entendu le coup de feu ?
— Non. Je pense que je devais être dans la bibliothèque. J’étais descendu assez tôt pour aller chercher une référence dont j’avais besoin. Et comme la bibliothèque est à l’autre bout de la maison, il était exclu que j’entende quoi que ce soit.
— Il y avait quelqu’un avec vous dans la bibliothèque ? demanda Poirot.
— Pas un chat.
— Savez-vous où étaient les autres à ce moment-là ?
— Sans doute en haut, en train de s’habiller, pour la plupart.
— Quand vous êtes-vous rendu dans le salon ?
— Juste avant l’arrivée de M. Poirot. Tout le monde était là… à part sir Gervase, bien entendu.
— Avez-vous trouvé étrange qu’il n’y soit pas ?
— En fait, oui. Il était toujours au salon avant le premier coup de gong.
— Avez-vous remarqué un changement dans l’attitude de sir Gervase ces derniers temps ? Était-il soucieux ? Anxieux ? Déprimé ?
Godfrey Burrows réfléchit.
— Non…, je ne crois pas. Un peu… préoccupé, peut-être.
— Mais il n’avait pas l’air soucieux à propos de quelque chose de précis ?
— Oh, non.
— Pas de soucis financiers d’aucune sorte ?
— La mauvaise marche d’une société l’inquiétait un peu. La Paragon Synthetic Rubber Company, pour être précis.
— Qu’en disait-il au juste ?
Le sourire machinal de Godfrey Burrows réapparut aussi artificiel que précédemment.
— Eh bien, en fait, voilà ce qu’il disait : « Ce vieux Bury, c’est soit un imbécile, soit une fripouille. Je pencherais plutôt pour l’imbécile. Mais il faut que je le ménage, par égard pour Vanda. »
— Et pourquoi disait-il « par égard pour Vanda » ? s’enquit Poirot.
— Eh bien, vous voyez, lady Chevenix-Gore aimait beaucoup le colonel Bury, et lui l’adorait. Il la suivait partout, comme un petit chien.
— Sir Gervase n’était pas jaloux ?
— Jaloux ? s’exclama Burrows en riant. Sir Gervase jaloux ? Il n’aurait pas su comment s’y prendre ! Il n’aurait jamais pu se mettre dans la tête qu’on puisse lui préférer un autre homme. Une chose pareille, c’était inimaginable, vous comprenez ?
— J’ai comme l’impression que vous n’aimiez pas beaucoup sir Chevenix-Gore, murmura Poirot.
Burrows rougit.
— Oh, si ! Mais… ma foi, ce genre de choses paraît plutôt ridicule de nos jours.
— Quel genre de choses ?
— Eh bien, cette attitude féodale, si vous voulez. Son culte des ancêtres et son arrogance. Sir Gervase était un homme de valeur à bien des égards, et il avait eu une vie très intéressante, mais il aurait été encore plus intéressant s’il n’avait pas été si égocentrique et nombriliste.
— Sa fille partageait votre point de vue sur ce point ?
Burrows rougit de nouveau. Il vira au rouge brique, cette fois.
— Miss Chevenix-Gore me fait l’effet d’une jeune personne éprise de modernisme. Et il va de soi que je n’irais pas discuter de son père avec elle.
— Nos jeunes gens modernes remettent pourtant beaucoup leurs pères en question, justement, remarqua Poirot. Critiquer ses parents, c’est l’essence même du modernisme.
Burrows haussa les épaules.
— Et à part ça ? lui demanda le major Riddle. Rien de plus ? Pas d’autres soucis financiers ? Vous n’avez jamais entendu sir Gervase se plaindre d’avoir été escroqué ?
— Escroqué ? s’exclama Burrows, abasourdi. Oh, non !
— Et vous, personnellement, vous étiez en bons termes avec lui ?
— Certainement. Pourquoi pas ?
— C’est la question que je vous pose, Mr Burrows.
Le jeune homme prit un air maussade.
— Nous étions dans les meilleurs termes.
— Saviez-vous que sir Gervase avait écrit à M. Poirot pour lui demander de venir ?
— Non.
— D’habitude, sir Gervase écrivait ses lettres lui-même ?
— Non, il me les dictait presque toujours.
— Mais il ne l’a pas fait, cette fois-ci ?
— Non.
— Pourquoi, à votre avis ?
— Je n’en ai aucune idée.
— Vous ne voyez pas pour quelle raison il aurait écrit cette lettre lui-même ?
— Non, je ne vois pas.
— Ah ! fit le major Riddle, qui ajouta, sans appuyer : c’est curieux… Quand avez-vous vu sir Gervase pour la dernière fois ?
— Juste avant de m’habiller pour le dîner. Je lui avais apporté quelques lettres à signer.
— Comment était-il à ce moment-là ?
— Tout à fait normal. En fait, je dirais même qu’il paraissait très content de lui.
Poirot s’agita un peu sur son siège.
— Ah ! fit-il. Ainsi, vous avez eu cette impression ? Il se réjouissait de quelque chose ? Et pourtant, peu de temps après, il se tire une balle dans la tête. C’est bizarre, ça !
Burrows haussa les épaules.
— Je n’ai fait état que d’une impression tout ce qu’il y a de plus personnelle.
— Oui, bien sûr, mais elle n’en a pas moins infiniment de valeur. Après tout, vous êtes sans doute la dernière personne à avoir vu sir Gervase vivant.
— C’est Snell qui a été le dernier à le voir.
— À le voir, certes, mais pas à lui parler.
Burrows ne releva pas.
— À quelle heure êtes-vous monté vous habiller pour le dîner ? demanda Riddle.
— Vers 7 h 05.
— Que faisait sir Gervase ?
— Il était dans son bureau quand je l’ai quitté.
— Combien de temps mettait-il à se changer, d’habitude ?
— Il se donnait généralement trois bons quarts d’heure.
— Donc, si le dîner était à 8 heures un quart, il aurait dû monter à 7 heures et demie au plus tard ?
— Sans doute.
— Vous-même, vous êtes allé vous changer de bonne heure ?
— Oui, je l’ai fait pour pouvoir aller chercher dans la bibliothèque des renseignements dont j’avais besoin.
Poirot hocha la tête d’un air songeur.
— Eh bien, ce sera tout pour le moment, déclara Riddle. Voulez-vous nous envoyer miss… euh… Machin-chouette ?
La petite miss Lingard entra presque aussitôt d’un pas léger. Elle portait plusieurs chaînes en sautoir qui tintèrent quand elle s’assit. Elle regarda tour à tour les deux hommes d’un air interrogateur.
— Tout cela est bien… euh… triste, miss Lingard, commença le major Riddle.
— Très triste, en effet, répondit miss Lingard ainsi qu’il convient en pareil cas.
— Vous êtes dans cette maison depuis… quand ?
— Environ deux mois. Sir Gervase avait écrit à un de ses amis au Museum – le colonel Fortheringay – et le colonel Fortheringay m’a recommandée à lui. J’avais déjà effectué pas mal de travaux de recherche historique.
— Avez-vous trouvé difficile de travailler avec sir Gervase ?
— Pas vraiment. Bien sûr, il fallait le ménager un peu. Mais c’est toujours le cas avec les hommes.
Avec le sentiment désagréable que miss Lingard était en train de le ménager, le major Riddle poursuivit :
— Vous deviez aider sir Gervase à écrire son livre ?
— Oui.
— En quoi consistait ce travail ?
L’espace d’un instant, miss Lingard eut l’air presque humaine.
— En fait, vous savez, cela consistait à écrire le livre ! répondit-elle, l’œil brillant. Je rassemblais la documentation, je faisais des annotations, je préparais la matière de l’ouvrage. Et puis, ensuite, je révisais tout ce que sir Gervase avait écrit.
— Il a dû vous falloir une bonne dose de tact, mademoiselle, remarqua Poirot.
— De tact et de fermeté. Il faut les deux.
— Et sir Gervase acceptait de bon gré votre… euh… fermeté ?
— Bien sûr. Évidemment, je lui faisais valoir qu’il n’avait pas à se casser la tête avec des broutilles.
— Ah, oui, je comprends.
— Ça n’avait rien de sorcier, au fond, poursuivit miss Lingard. Quand on savait le prendre, sir Gervase était facile à manœuvrer.
— Maintenant, miss Lingard, avez-vous connaissance de quoi que ce soit qui pourrait éclairer cette tragédie ?
— J’ai bien peur que non. Évidemment, il ne se serait jamais confié à moi. J’étais une étrangère. Et de toute façon, je suis persuadée qu’il était bien trop fier pour parler à quiconque de ses problèmes familiaux.
— Vous estimez donc que ce sont des problèmes familiaux qui l’ont poussé à mettre fin à ses jours ?
Miss Lingard eut l’air plutôt surprise.
— Mais cela va de soi ! Vous avez une autre explication ?
— Vous êtes certaine qu’il était préoccupé par des problèmes familiaux ?
— Je sais qu’il était très tourmenté.
— Ah, vous savez ça ?
— Évidemment !
— Dites-moi, mademoiselle, a-t-il abordé ce sujet avec vous ?
— Pas de manière explicite.
— Que vous a-t-il dit ?
— Laissez-moi réfléchir. J’ai trouvé qu’il n’avait pas l’air de comprendre un traître mot de ce que je lui disais…
— Un instant. Je vous demande pardon. C’était quand ça ?
— Cet après-midi. Nous travaillions d’habitude de 3 à 5.
— Continuez, je vous en prie.
— Comme je le disais, sir Gervase avait du mal à se concentrer… d’ailleurs, il l’a reconnu lui-même, et il a ajouté que son esprit était la proie de plusieurs graves problèmes. Et il a dit aussi… attendez… quelque chose comme (je ne suis pas certaine que ce soit les mots exacts) : « C’est une chose terrible, miss Lingard, que de voir le déshonneur s’abattre sur une famille qui faisait l’orgueil de son pays. »
— Et qu’avez-vous répondu ?
— Oh, deux ou trois banalités destinées à l’apaiser. Je crois que je lui ai dit que chaque génération produisait son lot de vauriens, que c’était une des rançons de la grandeur, mais que la postérité se rappelait rarement leurs faiblesses.
— Et ça l’a calmé, comme vous l’espériez ?
— Plus ou moins. Nous nous sommes replongés dans la vie de sir Roger Chevenix-Gore. J’avais découvert qu’on faisait allusion à lui dans un manuscrit contemporain. Mais l’esprit de sir Gervase vagabondait. À la fin, il a déclaré forfait pour l’après-midi. Il m’a dit qu’il avait eu un choc.
— Un choc ?
— C’est ce qu’il a dit. Évidemment, je n’ai pas posé de questions. Je me suis bornée à répondre : « J’en suis navrée, sir Gervase. » Ensuite, il m’a demandé de prévenir Snell que M. Poirot allait arriver, qu’il fallait repousser le dîner à 8 heures un quart et envoyer la voiture au train de 19 h 15.
— Il vous demandait souvent de veiller sur ce genre de dispositions ?
— Ma foi… non. C’était l’affaire de Mr Burrows. Je ne m’occupais que de mes travaux littéraires. Je n’étais pas une secrétaire, quelle que soit l’acception que l’on donne à ce mot.
— Vous pensez que sir Gervase avait une raison particulière de vous demander à vous plutôt qu’à Mr Burrows, de transmettre ses ordres ? demanda Poirot.
Miss Lingard réfléchit.
— Ma foi, il a peut-être eu… Je n’y ai pas songé sur le moment. Je me suis contentée de me dire que ça s’était trouvé comme ça. Mais maintenant que j’y pense, c’est vrai qu’il m’avait demandé de ne parler à personne de l’arrivée de M. Poirot. Cela devait être une surprise, avait-il même ajouté.
— Tiens ! c’est ce qu’il a dit ? Très curieux, très intéressant. Et en avez-vous parlé à quelqu’un ?
— Évidemment pas, monsieur Poirot. J’ai dit à Snell de reculer le dîner et d’envoyer le chauffeur chercher un monsieur qui arrivait par le train de 19 h 15.
— Sir Gervase a-t-il dit autre chose qui pourrait avoir un rapport avec la situation ?
Miss Lingard réfléchit.
— Non… je ne crois pas… il était très tendu… je me souviens qu’au moment où je partais il a dit : « Non que sa venue serve à quelque chose, maintenant. Il est trop tard. »
— Vous n’avez pas idée de ce qu’il entendait par là ?
— N… non.
Il n’y avait guère eu qu’un soupçon d’hésitation sur cette dénégation.
— Trop tard, répéta Poirot, le sourcil froncé. C’est bien ce qu’il a dit ? Trop tard…
Le major Riddle intervint :
— Vous n’avez aucune idée de ce qui tourmentait tellement sir Gervase ?
Miss Lingard prit son temps pour répondre :
— J’incline à penser que c’était en rapport avec Mr Hugo Trent.
— Mr Hugo Trent ? Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
— Ma foi, rien de bien précis, mais hier après-midi nous en étions venus à aborder sir Hugo de Chevenix – qui, disons-le tout net, ne s’est guère montré à son avantage pendant la Guerre des Deux Roses – et sir Gervase a grommelé : « Et ma sœur qui choisit justement ce prénom-là pour son fils ! C’est un prénom qui n’a jamais réussi à notre famille. Elle aurait dû savoir qu’un Hugo ne donnerait jamais rien de bon. »
— Ce que vous nous dites-là donne à réfléchir, remarqua Poirot. Oui, cela me suggère une nouvelle idée.
— Sir Gervase n’a rien indiqué de plus précis ? demanda le major Riddle.
Miss Lingard secoua la tête.
— Non, et il aurait été mal venu de ma part de poser des questions. En réalité, sir Gervase se parlait à lui-même. Il ne s’adressait pas vraiment à moi.
— Évidemment.
— Mademoiselle, intervint Poirot, vous qui êtes étrangère à la famille mais qui résidez ici depuis deux mois, si vous nous donniez franchement vos impressions sur la maisonnée ? Je suis certain que cela nous serait d’une extrême utilité.
Miss Lingard ôta son pince-nez et cligna des paupières, pensive.
— Pour être tout à fait franche, je me suis crue, au début, tombée dans une maison de fous ! Avec d’un côté, lady Chevenix-Gore qui voyait sans cesse des choses qu’elle était seule à voir, et de l’autre sir Gervase qui se comportait comme… comme un roi, et qui se mettait lui-même en scène de façon extravagante… Je me voyais vraiment chez les gens les plus bizarres que j’avais jamais rencontrés. Bien sûr, miss Chevenix-Gore était tout à fait normale, et je me suis vite aperçue que lady Chevenix-Gore était une femme d’une grande bonté et d’une extrême gentillesse. Personne n’aurait pu être aussi bon et gentil qu’elle avec moi. Quant à sir Gervase… ma foi, je pense vraiment qu’il était bel et bien fou. Son égocentrisme – c’est le mot, je crois ? – empirait de jour en jour.
— Et les autres ?
— J’imagine que la vie n’était pas toujours rose pour Mr Burrows. Je pense qu’il n’était pas fâché de nous voir occupés à ce livre, ce qui lui permettait de respirer un peu. Le colonel Bury était toujours charmant. Il se mettait en quatre pour lady Chevenix-Gore et savait très bien s’y prendre avec sir Gervase. Mr Trent, Mr Forbes et miss Cardwell ne sont là que depuis quelques jours alors, forcément, je ne sais pas grand-chose sur leur compte.
— Merci, mademoiselle. Et le capitaine Lake, celui qui gère le domaine ?
— Oh, il est très adorable. Il plait à tout le monde.
— Il plaisait aussi à sir Gervase ?
— Oh, oui. Je l’ai entendu dire que Lake était le meilleur régisseur qu’il ait jamais eu. Bien sûr, le capitaine Lake devait en voir de toutes les couleurs avec sir Gervase, mais dans l’ensemble, il s’en tirait très bien. Et Dieu sait que ce n’était pas facile.
Pensif, Poirot hocha la tête et murmura :
— Je voulais vous demander quelque chose… quelque chose qui m’était venu à l’esprit… un détail… De quoi pouvait-il bien s’agir ?
Patiente, miss Lingard ne broncha pas.
Poirot secoua la tête, vexé.
— Zut ! Je l’ai sur le bout de la langue !
Le major Riddle attendit lui aussi une minute. Puis comme Poirot, perplexe, continuait à froncer les sourcils, il poursuivit l’interrogatoire.
— Quand avez-vous vu sir Gervase pour la dernière fois ?
— À l’heure du thé, ici même.
— Comment était-il alors ? Normal ?
— Aussi normal qu’il pouvait l’être.
— L’atmosphère était tendue ?
— Non, tout le monde était comme d’habitude.
— Où sir Gervase est-il allé après le thé ?
— Il a emmené Mr Burrows avec lui dans son bureau, comme toujours.
— Et c’est la dernière fois que vous l’avez vu ?
— Oui. Je suis allée dans le cabinet où je travaille et j’ai tapé un chapitre à partir de notes que j’avais revues avec sir Gervase. À 7 heures, je suis montée me reposer et m’habiller pour le dîner.
— Vous avez entendu le coup de feu, si j’ai bien compris ?
— Oui. J’étais ici. J’ai entendu un bruit qui ressemblait à une détonation et je suis sortie dans le hall. Il y avait là Mr Trent et miss Cardwell. Mr Trent a demandé à Snell s’il y avait du champagne au dîner, et ils en ont plaisanté. Il ne nous est pas venu à l’idée de prendre la chose au sérieux. Nous étions sûrs qu’il s’agissait du pot d’échappement d’une voiture.
— Avez-vous entendu Mr Trent dire qu’il restait encore l’hypothèse du meurtre ? demanda Poirot.
— Je crois qu’il a dit quelque chose dans ce genre-là – en plaisantant, bien sûr.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Nous sommes tous entrés ici.
— Vous souvenez-vous dans quel ordre les autres étaient descendus ?
— Miss Chevenix-Gore a été la première, je pense, suivie de Mr Forbes. Puis le colonel Bury et lady Chevenix-Gore ensemble, et Mr Burrows tout de suite après. Mais je n’en suis pas sûre parce qu’ils sont plus ou moins arrivés tous en même temps.
— Rassemblés par le premier coup de gong ?
— Oui. On se dépêchait toujours quand on l’entendait. Le soir, sir Gervase était terriblement pointilleux sur l’heure.
— Et lui, à quelle heure descendait-il généralement ?
— Il était presque toujours dans le salon avant le premier coup de gong.
— Avez-vous été surprise qu’il n’y soit pas, cette fois-ci ?
— Très.
— Ah, j’y suis ! s’écria Poirot.
Comme les deux autres le regardaient d’un air interrogateur, il poursuivit :
— Je me souviens de ce que je voulais vous demander. Ce soir, mademoiselle, alors que nous nous dirigions tous vers le bureau après avoir appris par Snell qu’il était fermé à clef, vous vous êtes arrêtée pour ramasser quelque chose.
— Moi ?
Miss Lingard paraissait très étonnée.
— Oui, juste au coin du corridor qui mène au bureau. Quelque chose de petit et de brillant.
— C’est incroyable… je ne m’en souviens pas. Ah, mais si… attendez une minute ! Je n’y pensais plus. Laissez-moi voir… il doit être là-dedans.
Elle ouvrit son sac en satin noir et en versa le contenu sur une table.
Poirot et le major Riddle examinèrent ces objets avec intérêt. Il y avait là deux mouchoirs, un poudrier, un petit trousseau de clefs, un étui à lunettes… et un objet sur lequel Poirot se précipita.
— Nom de nom ! Une balle ! s’écria le major.
L’objet avait en effet la forme d’une balle, mais ce n’était, tout compte fait, qu’un petit porte-mine.
— Voilà ce que j’ai ramassé, expliqua miss Lingard. Je l’avais complètement oublié.
— Savez-vous à qui il appartient, miss Lingard ?
— Oh oui, au colonel Bury. Il l’a fait exécuter à partir d’une balle qui l’avait frappé… ou plutôt qui ne l’avait pas frappé – si vous voyez ce que je veux dire – pendant la guerre en Afrique du Sud.
— Quand l’avez-vous vu en sa possession pour la dernière fois ?
— Il l’avait cet après-midi quand ils ont joué au bridge. J’avais remarqué qu’il s’en servait pour marquer les scores quand je suis arrivée pour le thé.
— Qui jouait au bridge ?
— Le colonel Bury, lady Chevenix-Gore, Mr Trent et miss Cardwell.
— Nous allons le garder et nous le rendrons nous-mêmes au colonel, dit Poirot.
— Oh, je vous en prie. Je suis si distraite que je serais encore capable de l’oublier.
— Auriez-vous l’amabilité, mademoiselle, de demander au colonel Bury de venir ici ?
— Certainement. Je vais vous le chercher tout de suite.
Elle se dépêcha de sortir. Poirot se leva et se mit à déambuler sans but dans la pièce.
— Nous commençons à pouvoir reconstituer l’après-midi, déclara-t-il. C’est intéressant. À 2 heures et demie, sir Gervase s’occupe des comptes avec le capitaine Lake. Il est légèrement préoccupé. À 3 heures il discute du livre qu’il est en train d’écrire avec miss Lingard. Il est très tourmenté. Miss Lingard attribue son souci à Hugo Trent sur la foi d’une remarque fortuite. À l’heure du thé, son comportement est normal. Après le thé, Godfrey Burrows nous dit qu’il se réjouissait de quelque chose. À 8 heures moins 5, il descend, va dans son bureau, griffonne « désolé » sur un bout de papier, et se tire une balle dans la tête !
Le major Riddle prit son temps pour répondre :
— Je vois où vous voulez en venir. Ça ne tient pas debout, en effet.
— Sir Gervase Chevenix-Gore a de singuliers changements d’humeur ! Il est préoccupé, il est gravement tourmenté, il est normal, il est enchanté ! C’est très curieux ! Et ses paroles : « Trop tard. » J’arriverai ici « trop tard ». Ma foi, c’est bien vrai, ça. Je suis arrivé trop tard… pour le voir vivant.
— Je comprends. Vous pensez vraiment que… ?
— Je ne saurai jamais pourquoi sir Gervase m’a fait venir ! Voilà ce qui est sûr.
Poirot allait et venait toujours dans la pièce. Il remit quelques objets en place sur la cheminée, examina une table de jeu poussée contre le mur, ouvrit le tiroir et en sortit des marques de bridge. Il alla ensuite jusqu’au bureau et jeta un coup d’œil dans la corbeille. Il ne s’y trouvait rien qu’un sac en papier. Il le prit, le renifla, marmonna : « Oranges », le défroissa et lut : « Carpenter & Fils, Fruitiers, Hamborough St. Mary. » Il était en train de le plier soigneusement en carrés quand le colonel Bury entra.
8
Le colonel se laissa tomber dans un fauteuil, secoua la tête, soupira et dit :
— Effroyable affaire, Riddle. Lady Chevenix-Gore est merveilleuse, merveilleuse ! C’est une femme sensationnelle ! Une grande dame ! Pleine de courage !
Retournant lentement vers son siège, Poirot demanda :
— Vous la connaissez depuis de longues années, je crois ?
— En effet. J’ai assisté à son premier bal. Elle avait dans les cheveux des boutons de rose, je m’en souviens comme si c’était hier. Et elle portait une robe blanche à frous-frous. Personne ne lui arrivait à la cheville !
Sa voix vibrait d’enthousiasme. Poirot lui tendit le portemine.
— C’est à vous, je crois ?
— Hein ? Quoi ? Oh, merci ! Je l’avais encore cet après-midi quand nous avons joué au bridge. C’est stupéfiant, vous savez. J’ai eu un cent d’honneur à pique trois fois de suite ! Ça ne m’était jamais arrivé.
— Vous avez joué au bridge avant le thé, si j’ai bien compris, dit Poirot. Dans quel état d’esprit se trouvait sir Gervase quand il vous a rejoint ?
— Normal, tout à fait normal. Je n’aurais jamais imaginé qu’il pensait à en finir. Il était peut-être un peu plus nerveux que d’habitude, maintenant que j’y pense.
— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
— Eh bien, à ce moment-là ! À l’heure du thé. Le pauvre vieux, je ne l’ai plus revu vivant.
— Vous n’êtes pas allé dans son bureau, après le thé ?
— Non, je ne l’ai plus revu.
— À quelle heure êtes-vous descendu pour le dîner ?
— Après le premier coup de gong.
— Vous êtes descendu avec lady Chevenix-Gore ?
— Non… nous… euh… nous nous sommes rencontrés dans le hall. Je crois qu’elle était allée dans la salle à manger, soigner les fleurs – ou quelque chose comme ça.
Le major Riddle intervint :
— Ne m’en veuillez pas de vous poser une question personnelle, colonel Bury. Avez-vous jamais eu des différends avec sir Gervase à propos de la Paragon Synthetic Rubber Company ?
Le visage du colonel Bury s’empourpra. Il répondit, bredouillant un peu :
— Pas du tout. Pas du tout. Le vieux Gervase n’était pas un individu raisonnable. Il ne faut pas l’oublier. Il s’attendait toujours à ce que tout ce qu’il touche se transforme en or ! Il ne comprenait pas que le monde entier traversait une crise. Toutes les valeurs en étaient affectées.
— Il existait donc bien des différends entre vous ?
— Aucun différend. Il n’y avait que le fichu manque de bon sens de Gervase !
— Il vous reprochait les pertes qu’il avait subies ?
— Gervase n’était pas normal. Vanda en était consciente. Mais elle arrivait toujours à le tenir en main. C’est avec soulagement que je m’en remettais à elle.
Poirot toussota et le major Riddle, après lui avoir jeté un coup d’œil, changea de sujet.
— Je sais que vous êtes un très vieil ami de la famille, colonel. Avez-vous une idée de la façon dont sir Gervase a disposé de ses biens ?
— Bah ! J’imagine que le plus grosse part reviendra à Ruth. C’est ce que j’ai cru comprendre.
— Vous ne trouvez pas que c’est injuste envers Hugo Trent ?
— Gervase n’aimait pas Hugo. Il n’a jamais pu le souffrir.
— Mais il avait le sens de la famille. Et, après tout, miss Chevenix-Gore n’était que sa fille adoptive.
Le colonel Bury hésita, puis, après avoir tourné un instant autour du pot, se décida à déclarer :
— Écoutez, je crois qu’il y a quelque chose que je ferais mieux de vous dire. Mais c’est strictement confidentiel.
— Bien sûr, bien sûr.
— Ruth est illégitime, mais c’est une vraie Chevenix-Gore. Elle est la fille du frère de Gervase, Anthony, qui est mort à la guerre. Il semble qu’il ait eu une liaison avec une dactylo. Quand il est mort, celle-ci a écrit à Vanda. Vanda est allée la voir. La fille attendait un bébé. Vanda en a parlé à Gervase, elle venait d’apprendre qu’elle ne pourrait plus avoir d’enfant. En conséquence, ils ont pris l’enfant en charge à sa naissance et l’ont adoptée légalement. La mère a renoncé à tous ses droits sur elle. Ils ont élevé Ruth comme leur propre fille et, à tous égards, elle est leur fille. Il suffit de la regarder pour voir que c’est une vraie Chevenix-Gore !
— Tiens, tiens ! fit Poirot. Je comprends. Voilà qui rend l’attitude de sir Gervase beaucoup plus claire. Mais s’il n’aimait pas Mr Hugo Trent, pourquoi tenait-il tant à ce qu’il épouse miss Ruth ?
— Pour régulariser la situation familiale. Cela satisfaisait son besoin de voir tout bien en place.
— Même s’il n’aimait pas le jeune homme ou n’avait pas confiance en lui ?
Le colonel émit quelques borborygmes.
— Vous ne comprenez pas le vieux Gervase. Il ne considérait pas les gens comme des êtres humains. Il arrangeait des alliances comme si les parties en présence étaient des personnages de sang royal. Étant donné la situation, il convenait que Ruth épouse Hugo et que Hugo prenne le nom de Chevenix-Gore. Ce que Ruth et Hugo pouvaient bien en penser n’entrait pas en ligne de compte.
— Miss Ruth était-elle disposée à souscrire à cet arrangement ?
Le colonel Bury éclata de rire.
— Pas elle ! C’est une virago !
— Saviez-vous que juste avant sa mort, sir Gervase rédigeait un nouveau testament selon lequel miss Chevenix-Gore n’héritait qu’à la condition d’épouser Mr Trent ?
Le colonel Bury émit un sifflement.
— Alors, il avait bel et bien eu vent de ce que Burrows et elle…
À peine prononcées, il aurait voulu rattraper ses paroles, mais trop tard. Poirot avait déjà bondi sur l’information.
— Il y avait quelque chose entre miss Ruth et Mr Burrows ?
— Probablement rien… rien du tout.
Le major Riddle toussota.
— J’estime, colonel Bury, que vous devriez nous dire tout ce que vous savez. Cela pourrait avoir eu une influence directe sur l’état d’esprit de sir Gervase.
— Ça n’est pas impossible, répondit le colonel, dubitatif. Bon, la vérité c’est que le jeune Burrows est un garçon plutôt bien de sa personne – du moins les femmes ont l’air de le penser. Ruth et lui s’entendaient comme larrons en foire, ces derniers temps, et cela ne plaisait pas à Gervase. Cela ne lui plaisait pas du tout. Il n’osait pas se risquer à flanquer Burrows à la porte de peur de précipiter les choses. Il savait de quoi Ruth était capable. Elle ne se serait jamais laissé dicter sa conduite. Alors, il a trouvé ce stratagème. Ruth n’est pas le genre de fille à tout sacrifier à l’amour. Elle aime la vie à grandes guides, et elle ne crache pas sur l’argent.
— Et en ce qui vous concerne, Mr Burrows vous plaît-il ?
Le colonel Bury émit l’opinion que Godfrey Burrows n’était guère talon rouge et l’avait même plutôt crotté – déclaration qui laissa Poirot pantois mais fit sourire le major Riddle dans sa moustache.
Après avoir répondu à quelques autres questions, le colonel Bury prit congé.
Riddle lança un coup d’œil à Poirot qui semblait absorbé dans ses pensées.
— Qu’est-ce que vous dites de tout ça, monsieur Poirot ?
Le petit homme balaya l’air de ses mains.
— Je crois que j’entrevois un plan – un plan mûrement réfléchi.
— L’affaire n’est pas simple, remarqua Riddle.
— Pas simple du tout. Mais plus ça va, plus une phrase, prononcée à la légère, me paraît significative.
— Laquelle ?
— Celle qu’a dite Mr Trent en plaisantant et selon laquelle « restait encore l’hypothèse du meurtre »…
— C’est une idée fixe, répliqua vertement Riddle. C’est dans cette direction que votre cœur balance depuis le début.
— Ne trouvez-vous pas, mon bon ami, que plus nous en apprenons, moins nous voyons de justification à un suicide ? En revanche, pour un meurtre, nous commençons à avoir une jolie collection de mobiles.
— N’oubliez quand même pas les faits : la porte verrouillée, la clef dans la poche du mort. Oh ! je sais que les moyens ne manquent pas : épingles tordues, ficelles, astuces en tous genres. Je ne nie pas que ce soit du domaine du possible. Mais est-ce que ça peut vraiment marcher ? Voilà ce que je mets en doute.
— Quoi qu’il en soit, examinons la situation du point de vue d’un meurtre, pas d’un suicide.
— Bon, d’accord. D’ailleurs, puisque vous faites partie de la distribution, il ne peut s’agir que d’un crime !
Poirot eut un sourire fugitif.
— Je n’aime pas beaucoup cette remarque…
Puis il redevint sérieux :
— Bien, examinons cette affaire du point de vue d’un meurtre. On entend un coup de feu, quatre personnes sont dans le hall : miss Lingard, Hugo Trent, miss Cardwell et Snell. Où sont les autres ?
« À l’en croire, Burrows est dans la bibliothèque. Personne ne peut le confirmer. Les autres sont en principe dans leur chambre, mais qui sait s’ils y sont vraiment ? Il semble que chacun soit descendu de son côté. Même lady Chevenix-Gore et le colonel Bury ne se sont rencontrés que dans le hall. Elle venait de la salle à manger. D’où venait Bury ? Peut-être d’en haut, mais du bureau ? Il y a ce portemine.
« Oui, ce porte-mine est intéressant. Bury n’a manifesté aucune émotion quand je le lui ai montré, mais c’est peut-être parce qu’il ne sait pas où je l’ai trouvé et qu’il ignorait même l’avoir perdu. Voyons, qui d’autre jouait au bridge quand il s’en est servi ? Hugo Trent et miss Cardwell. Ils sont tous les deux hors de cause. Miss Lingard et le maître d’hôtel peuvent confirmer leurs alibis. La quatrième était lady Chevenix-Gore.
— On ne peut pas sérieusement la suspecter.
— Pourquoi pas, mon bon ami ? Moi, je suis prêt à soupçonner tout le monde ! Supposons qu’en dépit de son apparente dévotion pour son mari, ce soit le fidèle Bury qu’elle aime, en réalité ?
— Hum ! fit Riddle. D’une certaine manière, ils formaient une espèce de ménage à trois depuis des années.
— Et il y a eu des différends entre sir Gervase et le colonel Bury à propos de cette société.
— Il est vrai que sir Gervase avait peut-être l’intention de devenir vraiment méchant. Nous ne connaissons pas les tenants et les aboutissants de cette affaire. Cela pourrait avoir un rapport avec la convocation que vous avez reçue. Mettons que sir Gervase soupçonnait Bury de l’escroquer, mais qu’il ne voulait pas que cela se sache parce qu’il soupçonnait sa femme d’y être mêlée. Oui, c’est possible. Ça leur donne à chacun un mobile vraisemblable. Et à dire vrai, c’est tout de même étrange que lady Chevenix-Gore prenne la mort de son mari avec tant de sérénité. Toute cette histoire d’esprits n’est peut-être qu’une comédie !
— Et puis il y a une complication supplémentaire, remarqua Poirot. Miss Chevenix-Gore et Burrows. Ils avaient tout intérêt à ce que sir Gervase ne signe pas son nouveau testament. Pour l’instant, elle hérite de tout à condition que son mari adopte le nom de la famille…
— Oui, sans compter que la façon dont Burrows a dépeint l’attitude de sir Gervase est on ne peut plus louche. De très bonne humeur, enchanté de quelque chose ! Ça ne colle pas avec tout ce qu’on nous a dit par ailleurs !
— Et il y a aussi Mr Forbes. Des plus corrects, des plus sérieux, appartenant à une étude bien établie depuis longtemps. Mais les hommes de loi, même les plus respectables, sont connus pour détourner l’argent de leurs clients quand ils ont un trou à combler.
— Là, vous y allez un peu fort, Poirot !
— Vous croyez qu’on ne voit cela que dans les films ? Mais la vie ressemble souvent de façon frappante à un film.
— Cela a été le cas, jusqu’ici, dans le Westshire, convint le major Riddle. Mais nous ferions mieux d’en finir avec les interrogatoires, vous ne pensez pas ? Il se fait tard et nous n’avons pas encore entendu Ruth Chevenix-Gore. C’est sans doute le personnage le plus important du lot.
— D’accord. Il y a aussi miss Cardwell. On pourrait peut-être la voir d’abord. Cela ne prendra pas longtemps, et nous interrogerons miss Chevenix-Gore en dernier.
— Bonne idée.
9
Jusque-là, Poirot n’avait accordé qu’un bref regard à Susan Cardwell. Maintenant, il l’examinait plus attentivement. Elle avait un visage intelligent, pas vraiment joli mais dont il se dégageait un charme que plus d’une belle fille lui aurait envié. Elle avait des cheveux magnifiques et était maquillée avec art. Seuls ses yeux indiquaient qu’elle était sur ses gardes.
Après quelques questions préliminaires, le major Riddle demanda :
— Êtes-vous une amie très proche de la famille, miss Cardwell ?
— Je ne les connais pas du tout. C’est Hugo qui s’est arrangé pour me faire inviter.
— Vous êtes une amie de Hugo Trent, alors ?
— Oui, c’est bien ça. La petite amie de Hugo, précisa Susan Cardwell en souriant.
— Vous le connaissez depuis longtemps ?
— Oh, non. Depuis un mois, à peu près.
Après un silence, elle ajouta :
— Nous sommes sur le point de nous fiancer.
— Et il vous a fait venir pour vous présenter à sa famille ?
— Oh, mon Dieu, non, rien de pareil. Nous tenions ça ultra-secret. Je suis venue pour reconnaître le terrain. Hugo m’avait dit que cela ressemblait à une maison de fous. J’ai eu envie de voir ça de mes yeux. Hugo, le pauvre chéri, est un amour mais il n’a pas pour deux sous de cervelle. Ma situation était plutôt critique, vous savez. Ni Hugo ni moi n’avons d’argent, et le vieux Gervase – le seul espoir de Hugo – s’était mis en tête de le marier à Ruth. Comme Hugo est un faible, il aurait pu consentir à ce mariage en se disant qu’il couperait les liens plus tard.
— Et cette idée n’était pas de votre goût, mademoiselle ? demanda gentiment Poirot.
— Pas du tout. Ruth aurait pu faire des caprices, refuser le divorce, que sais-je ? Alors j’ai été catégorique. Pas d’expédition à St Paul, Knightsbridge, tant que je ne pourrai pas y être moi-même, tremblante et une gerbe de lis dans les bras.
— Sur quoi vous avez décidé de venir étudier la situation vous-même ?
— Exact.
— Et alors ? fit Poirot.
— Évidemment, Hugo avait raison. Toute la famille est mûre pour l’asile de fous ! Sauf Ruth, qui m’a l’air d’avoir les pieds sur terre. Elle a un flirt de son côté et ne tient pas plus que moi à ce mariage.
— Vous voulez parlez de Mr Burrows ?
— Burrows ? Bien sûr que non. Ruth ne s’enticherait jamais d’un pareil fantoche !
— Dans ce cas, qui est l’objet de son affection ?
Susan Cardwell prit son temps. Elle sortit une cigarette, l’alluma et déclara enfin :
— Vous feriez mieux de le lui demander. Après tout, ce ne sont pas mes affaires.
Le major Riddle se racla la gorge :
— Quand avez-vous vu sir Gervase pour la dernière fois ?
— À l’heure du thé.
— Son attitude vous a-t-elle frappée d’une manière quelconque ?
— Pas plus que d’habitude.
— Qu’avez-vous fait après le thé ?
— J’ai joué au billard avec Hugo.
— Vous n’avez pas revu sir Gervase ?
— Non.
— Et ce coup de feu ?
— Ça a été assez bizarre. J’étais persuadée que le premier coup de gong avait retenti, alors je me suis dépêchée de m’habiller, je suis sortie en vitesse de ma chambre et, croyant entendre le second coup de gong, j’ai descendu l’escalier quatre à quatre. Le premier soir, j’étais arrivée avec une minute de retard au dîner, et Hugo m’avait dit que j’avais failli anéantir toutes mes chances auprès du vieux, alors j’accourais à fond de train. Hugo était juste devant moi, et puis tout à coup il y a eu un drôle de pop ! bang ! et il a dit que c’était un bouchon de champagne, mais Snell a rétorqué que non, et de toute façon je n’ai pas cru une seconde que ça venait de la salle à manger. Miss Lingard pensait que ça venait d’en haut, mais quoi qu’il en soit, nous sommes tombés d’accord pour dire qu’il s’agissait des ratés d’une voiture, nous sommes tous entrés dans le salon et nous avons oublié l’incident.
— Il ne vous est pas un instant venu à l’idée que sir Gervase avait pu se suicider ? demanda Poirot.
— Comment imaginer une chose pareille, je vous le demande ? L’Ancêtre paraissait tellement ravi de faire de l’esbroufe… Non seulement ça ne m’est pas venu à l’idée, mais je ne comprends toujours pas pourquoi il l’a fait. Juste parce qu’il était cinglé, j’imagine.
— C’est un drame infiniment regrettable.
— Infiniment… pour Hugo et pour moi. Il paraît qu’il n’a rien laissé à Hugo, ou pratiquement rien.
— Qui vous a dit ça ?
— Hugo l’a appris par le vieux Forbes.
— Eh bien, miss Cardwell… (le major Riddle s’interrompit un instant), je crois que ce sera tout. Vous pensez que miss Chevenix-Gore se sent assez bien pour venir nous parler ?
— Oh, il me semble, oui. Je vais la prévenir.
Poirot intervint.
— Un moment, mademoiselle. Avez-vous déjà vu ça ?
Il lui tendit le porte-mine-projectile.
— Oh oui. Nous nous en sommes servis au bridge, cet après-midi. Il appartient au colonel Bury, je crois.
— L’a-t-il emporté à la fin de la partie ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Merci, mademoiselle. Ce sera tout.
— Je vais tout droit prévenir Ruth.
Ruth Chevenix-Gore fit une entrée royale. Tête haute et teint coloré. Mais ses yeux, comme ceux de Susan Cardwell, étaient aux aguets. Elle portait la même robe que lorsque Poirot était arrivé. D’un léger ton abricot. Avec une rose couleur saumon piquée à l’épaule. Fraîche, épanouie une heure plus tôt, celle-ci piquait à présent du nez.
— Eh bien ? s’enquit-elle.
— Croyez bien que je suis navré de vous importuner… préluda le major.
Elle l’interrompit :
— Il va de soi que vous êtes obligé de m’importuner. Vous êtes obligé d’importuner tout le monde. Mais je vais vous faire gagner du temps. J’ignore absolument pourquoi l’Ancêtre s’est suicidé. Tout ce que je peux vous dire, c’est que ça ne lui ressemble pas.
— Avez-vous remarqué une anomalie dans son comportement, aujourd’hui ? Était-il déprimé, ou particulièrement nerveux, ou quoi que ce soit d’anormal.
— Je ne pense pas. Je n’ai pas fait attention…
— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
— À l’heure du thé.
Poirot intervint :
— Vous n’êtes pas allée dans son bureau… plus tard ?
— Non. La dernière fois que je l’ai vu, c’était dans cette pièce. Il était assis là.
Elle leur indiqua un fauteuil.
— Je vois. Connaissez-vous ce porte-mine, mademoiselle ?
— C’est celui du colonel Bury.
— L’avez-vous vu récemment ?
— Je ne m’en souviens pas.
— Êtes-vous au courant d’un… différend entre sir Gervase et le colonel Bury ?
— À propos de la Paragon Rubber Company ?
— Oui.
— Vous pensez ! L’Ancêtre était fou de rage !
— Il considérait peut-être qu’on l’avait filouté ?
Ruth haussa les épaules.
— Il ne connaissait pas le b.a.-ba de la finance.
Poirot reprit la parole.
— Puis-je vous poser une question, mademoiselle… une question assez inconvenante ?
— Certainement, si vous y tenez.
— La voici : êtes-vous triste que… que votre père soit mort ?
Elle le dévisagea, les yeux écarquillés.
— Bien sûr que je suis triste. Je ne me complais pas dans le mélodrame. Mais il me manquera… J’avais beaucoup de tendresse pour l’Ancêtre. C’est comme ça que nous l’appelions, Hugo et moi. « L’Ancêtre »… Ça tient un peu du singe-anthropoïde-patriarche-des origines-de la tribu. Ça paraît irrespectueux, mais en vérité, ça recouvre beaucoup d’affection. Cela dit, il était vraiment le plus parfait enquiquineur et l’esprit le plus ramolli que la terre ait jamais porté.
— Vous m’intéressez, mademoiselle.
— L’Ancêtre n’avait pas plus de cervelle qu’un pou ! Navrée d’avoir à vous le dire, mais c’est vrai. Il était incapable de ne pas penser de travers. Mais croyez-moi, c’était quand même un personnage. D’une bravoure fantastique et tout ce que vous voudrez. Il pouvait aussi bien partir pour le Pôle que se battre en duel. J’ai beaucoup pensé que s’il se fâchait si souvent, c’est parce qu’il savait que ses facultés intellectuelles n’étaient pas à la hauteur. Parce que sur ce plan-là, n’importe qui lui aurait damé le pion.
Poirot sortit la lettre de sa poche :
— Lisez ça, mademoiselle.
Elle la parcourut et la lui rendit.
— Voilà donc ce qui vous a amené ici !
— Cette lettre vous suggère-t-elle quelque chose ?
Elle secoua la tête.
— Non. C’est probablement vrai. N’importe qui aurait pu le dépouiller, ce pauvre chou. John affirme que le précédent régisseur l’avait roulé dans les grandes largeurs. C’est que l’Ancêtre, voyez-vous, était si gonflé de son importance qu’il ne s’abaissait jamais à entrer dans ces détails sordides. Ça faisait de lui le pigeon idéal, la proie rêvée des escrocs en tous genres.
— Vous en dressez un portrait bien différent de l’image que tout le monde a de lui, mademoiselle.
— Oh, il se camouflait à merveille. Vanda – ma mère – l’épaulait de toutes ses forces. Il était si heureux de se faire passer pour le Tout-Puissant ! C’est pourquoi, dans un sens, je suis contente qu’il soit mort. C’est ce qui pouvait lui arriver de mieux.
— Je crains de ne pas vous suivre tout à fait, mademoiselle.
— Sa mégalomanie ne faisait que croître et embellir, répondit Ruth, rêveuse. La bouillie de son cerveau aussi. Un de ces jours, on aurait été obligé de l’enfermer… Les gens jasaient déjà…
— Saviez-vous, mademoiselle, qu’il envisageait de signer un testament par lequel vous n’héritiez que si vous épousiez Mr Trent ?
— Quelle absurdité ! s’écria-t-elle. Je suis sûre que c’est contraire à la loi… Je suis sûre qu’on ne peut imposer un mari à personne.
— S’il avait vraiment signé ce testament, vous seriez-vous soumise à cette clause, mademoiselle ?
Elle le dévisagea, ahurie.
— Je… je…
Elle s’interrompit. Pendant une ou deux minutes, elle resta indécise, les yeux fixés sur l’escarpin qui se balançait au bout de son pied. Un petit peu de terre se détacha du talon et tomba sur le tapis.
— Attendez ! s’écria-t-elle soudain.
Elle se leva et sortit en courant. Elle revint presque aussitôt avec le capitaine Lake.
— De toute façon, cela finira par se savoir, déclara-t-elle, hors d’haleine. Autant que vous le sachiez tout de suite. John et moi nous nous sommes mariés à Londres il y a trois semaines.
10
Des deux, c’était le capitaine Lake le plus embarrassé.
— C’est une grande surprise, miss Chevenix-Gore… Mrs Lake, devrais-je dire, déclara le major Riddle. Personne n’a été au courant de ce mariage ?
— Non, nous l’avons gardé secret. Ce qui ne plaisait pas du tout à John.
Lake intervint, bredouillant un peu :
— Je… je sais que ce n’est pas une manière de faire. J’aurais dû aller voir sir Gervase…
Ruth l’interrompit :
— … pour lui demander la main de sa fille, te faire flanquer dehors à coups de pieds, à la suite de quoi il m’aurait probablement déshéritée, aurait fait trembler toute la maison… et nous, nous aurions pu nous féliciter l’un l’autre d’avoir eu une conduite irréprochable ! Crois-moi, ma manière était la bonne. Ce qui est fait, est fait. Il aurait quand même poussé des hurlements, mais il aurait fini par l’accepter.
Lake n’avait pas quitté son air malheureux. Poirot demanda :
— Quand aviez-vous l’intention d’annoncer la nouvelle à sir Gervase ?
— Je préparais le terrain, répondit Ruth. Il nous suspectait, John et moi, alors je faisais semblant de m’intéresser à Godfrey. Évidemment, ça le mettait dans tous ses états. Et je me disais que la nouvelle de mon mariage avec John arriverait presque comme un soulagement !
— Personne au monde ne sait que vous êtes mariés ?
— Si, j’ai fini par en parler à Vanda. Je voulais l’avoir de mon côté.
— Et vous avez réussi ?
— Oui. Elle ne voyait pas d’un très bon œil mon mariage avec Hugo… parce qu’il était mon cousin, j’imagine. Elle trouvait sans doute que la famille était déjà assez toquée comme ça, et que nous risquions d’avoir des enfants définitivement toqués cette fois. Ce qui est probablement ridicule puisque j’ai été adoptée, vous savez. Je suis la fille d’un espèce de très lointain cousin.
— Vous êtes sûre que sir Gervase ne soupçonnait pas la vérité ?
— Oh, oui.
— Est-ce vrai, capitaine Lake ? intervint Poirot. Vous êtes certain qu’il n’en a pas été question au cours de votre entretien avec sir Gervase, cet après-midi ?
— Non, monsieur. Nous n’en avons pas parlé.
— Parce que, voyez-vous, capitaine Lake, nous croyons savoir que sir Gervase était dans un état de grande irritation après vous avoir vu et qu’il a prononcé plusieurs fois le mot de déshonneur.
— Nous n’avons pas abordé ce sujet, répéta Lake.
Il était devenu livide.
— C’est la dernière fois que vous avez été en présence de sir Gervase ?
— Oui, je vous l’ai déjà dit.
— Où étiez-vous ce soir à 8 h 08 ?
— Où j’étais ? Chez moi. Au bout du village, à environ huit cent mètres d’ici.
— Vous n’êtes pas venu à Hamborough Close vers cette heure-là ?
— Non.
Poirot se tourna vers Ruth.
— Et vous, mademoiselle, où étiez-vous lorsque votre père s’est suicidé ?
— Dans le jardin.
— Dans le jardin ? Et vous avez entendu le coup de feu ?
— Oh, oui. Mais je n’y ai pas fait très attention. Je me suis dit que quelqu’un tirait le lapin – bien que je me souvienne maintenant que le bruit m’avait paru très proche.
— Vous êtes rentrée dans la maison… par où ?
— Par cette porte-fenêtre.
Ruth lui indiqua d’un signe de tête celle qui se trouvait derrière elle.
— Il y avait quelqu’un ?
— Non. Mais Hugo, Susan et miss Lingard sont arrivés du hall presque aussitôt. Ils parlaient détonations, meurtres, et trucs dans ce goût-là.
— Je comprends, dit Poirot. Oui, je crois que je comprends, maintenant…
Plutôt sceptique, le major Riddle déclara :
— Bon… euh… merci. Je pense que ce sera tout pour l’instant.
Ruth sortit avec son mari.
— Que diable vient faire…, commença par s’emporter le major avant de s’interrompre pour se mettre à geindre : suivre le fil de cette histoire devient de plus en plus difficile de minute en minute !
Poirot hocha la tête. Il avait ramassé la petite particule de terre tombée de l’escarpin de Ruth et l’examinait d’un air songeur.
— C’est comme le miroir brisé, sur le mur, dit-il. Le miroir du mort. Chaque fait nouveau que nous rencontrons nous montre le défunt sous un angle différent. Il se reflète de tous les points de vue. Nous en aurons bientôt une image complète.
Il se leva et jeta, maniaque, son petit restant de terre dans la corbeille à papier.
— Je vais vous dire une chose, mon bon ami. La clef de tout ce mystère, c’est le miroir. Allez dans le bureau et voyez vous-même, si vous ne me croyez pas.
— Si c’est un meurtre, à vous de le prouver, décréta le major Riddle, péremptoire. Pour moi, je n’en démords pas, il s’agit d’un suicide. Avez-vous remarqué ce que la fille a dit au sujet du régisseur précédent qui aurait entourloupé sir Gervase ? Je parie que Lake a raconté cette histoire pour cacher son propre jeu. Il se sucrait sans doute un peu lui-même, et sir Gervase, qui s’en doutait, vous a fait venir parce qu’il ne savait pas jusqu’où les choses étaient allées entre Ruth et lui. Et puis, cet après-midi, Lake lui a avoué qu’ils étaient mariés. Sir Gervase en a été brisé. Il était « trop tard », maintenant pour faire quoi que ce soit. Alors, il a décidé d’en finir. Au mieux de sa forme, il n’était déjà pas très équilibré, mais cette fois les plombs ont sauté. Que pouvez-vous opposer à ça ?
Poirot s’était immobilisé au milieu de la pièce.
— Je n’ai rien à opposer à votre théorie… sinon qu’elle ne va pas assez loin. Il y a des faits dont vous ne tenez pas compte.
— Par exemple ?
— Les changements d’humeur de sir Gervase, la découverte du porte-mine du colonel Bury, le témoignage de miss Cardwell – qui est très important – le témoignage de miss Lingard concernant l’ordre dans lequel les gens sont descendus dîner, la position du fauteuil de sir Gervase, le sac en papier qui avait contenu des oranges et, enfin, la piste capitale du miroir brisé.
Le major Riddle le foudroya du regard.
— Est-ce que vous voudriez me faire croire que ce galimatias a un sens ?
— J’espère y parvenir… d’ici demain, répliqua Poirot de son ton le plus suave.
11
L’aube venait de poindre quand Poirot se réveilla le lendemain. On lui avait attribué une chambre orientée à l’est.
Il sortit du lit, tira le rideau et constata avec satisfaction que le soleil était levé et que la matinée s’annonçait belle.
Il entreprit de s’habiller avec la méticulosité qu’il mettait en tout. Sa toilette terminée, il s’enveloppa d’un épais manteau et s’enroula une écharpe autour du cou.
Puis il sortit de sa chambre sur la pointe des pieds, et descendit dans le silence jusqu’au salon. Là, il ouvrit sans bruit la porte-fenêtre et passa dans le jardin.
Le soleil brillait à peine. L’air était encore chargé de brume, de cette brume annonciatrice de beau temps. Hercule Poirot suivit jusqu’aux fenêtres du bureau de sir Gervase la terrasse qui faisait le tour de la maison. Là, il s’arrêta et examina les alentours.
Juste devant les fenêtres courait une bande de gazon parallèle à la maison. Venait ensuite une double plate-bande d’herbacées. Les asters d’automne y faisaient encore bonne figure. Partant de la pelouse, une bande de gazon partageait la plate-bande en deux. Poirot l’examina avec un grand soin, secoua la tête, et tourna son attention vers les deux côtés de la plate-bande.
Lentement, il hocha la tête. Dans la plate-bande de droite, très nettes sur le terreau humide, il y avait des empreintes de pas.
Comme il les examinait, sourcils froncés, un bruit lui fit relever brusquement la tête.
Une fenêtre s’était ouverte au-dessus de lui. Il aperçut une chevelure rousse. Puis, auréolé de ce flamboiement, le visage intelligent de Susan Cardwell.
— Que diable faites-vous à une heure aussi indue, monsieur Poirot ? Un brin d’enquête ?
Poirot s’inclina de l’air le plus galant du monde.
— Bonjour, mademoiselle. Oui, comme vous dites. Vous êtes en train de contempler un détective – un grand détective, oserai-je préciser – en train de détecter.
La déclaration était un peu ostentatoire. Susan pencha la tête de côté.
— Il faudra que je pense à en parler dans mes mémoires, dit-elle. Dois-je venir vous aider ?
— J’en serais enchanté.
— Je vous avais pris pour un cambrioleur. Par où êtes-vous sorti ?
— Par la porte-fenêtre du salon.
— Une minute et je suis à vous.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Pour autant qu’elle put en juger, Poirot n’avait pas bougé d’un pouce depuis qu’elle l’avait aperçu de sa fenêtre.
— Vous êtes bien matinale, mademoiselle.
— Je n’ai pas bien dormi. Je commençais juste à éprouver ce sentiment de désespoir qui vous guette sur le coup des 5 heures du matin.
— Il n’est pas si tôt que ça !
— C’est tout comme ! Alors, super-détective, qu’est-ce que vous regardez comme ça ?
— Voyez vous-même, mademoiselle. Des traces de pas.
— En effet.
— Il y en a quatre, poursuivit Poirot. Je vous les montre : deux qui se dirigent vers la fenêtre, deux qui en reviennent.
— À qui appartiennent-elles ? Au jardinier ?
— Mademoiselle, mademoiselle ! Ces empreintes ont été faites par les fragiles petites chaussures à talon d’une femme. Regardez. Pour vous en convaincre, vous n’avez qu’à poser votre pied sur la terre, à côté.
Susan hésita un instant, puis posa son pied avec précaution à l’endroit indiqué par Poirot. Elle portait de petites mules de cuir marron à talons hauts.
— Vous voyez, les vôtres sont presque de la même taille. Presque, mais pas tout à fait. Les autres sont plus longues. Ce sont celles de miss Chevenix-Gore, peut-être, ou de miss Lingard… ou encore de lady Chevenix-Gore.
— Non, lady Chevenix-Gore a le pied très menu. À l’époque on y arrivait – à se faire de petits pieds, j’entends. Et miss Lingard porte de drôles de machins à talons plats.
— Alors, ce sont les empreintes de miss Chevenix-Gore. Ah, oui, je me rappelle, elle m’a dit qu’elle était sortie dans le jardin hier soir !
Il fit mine d’entraîner Susan vers la maison.
— Nous enquêtons toujours ? lui demanda-t-elle.
— Mais bien entendu. Nous allons dans le bureau de sir Gervase, à présent.
Susan Cardwell lui emboîta le pas.
La porte pendait toujours lamentablement. La pièce était comme ils l’avaient laissée la nuit dernière. Poirot tira les rideaux pour faire entrer le jour.
Il resta un moment à contempler la plate-bande. Puis il dit :
— J’imagine, mademoiselle, que vous n’avez pas beaucoup de relations chez les cambrioleurs ?
Susan Cardwell secoua la tête d’un air de regret.
— Hélas, non, monsieur Poirot.
— Le chef de la police non plus n’entretient guère de relations amicales avec eux. Il n’a jamais, avec la gent criminelle, que des rapports strictement officiels. Moi, ce n’est pas mon cas. J’ai un jour eu une très agréable conversation avec un cambrioleur. Il m’a appris une chose très intéressante sur les portes-fenêtres… un truc qu’on peut employer parfois, quand la fermeture a assez de jeu.
En parlant, il abaissa la poignée de la porte-fenêtre de gauche. La crémone sortit de son orifice dans le sol, de sorte que Poirot put tirer les deux battants vers lui. Il les ouvrit en grand, puis les referma sans relever la poignée pour ne pas faire descendre la crémone dans son trou. Il lâcha ensuite la poignée, attendit un instant, et donna un petit coup sec dans le centre de la crémone. La secousse la fit rentrer dans le sol – et la poignée se releva d’elle-même.
— Vous voyez, mademoiselle ?
— Je crois, oui.
Susan avait pâli.
— La porte-fenêtre est maintenant fermée. Il est impossible d’entrer dans une pièce quand la porte-fenêtre est fermée, mais il est parfaitement possible d’en sortir, de tirer les battants à soi de l’extérieur, de frapper ensuite comme je viens de le faire, et la crémone va se ficher dans le sol en entraînant la poignée. La porte-fenêtre est alors bien fermée et quiconque l’examine dira qu’elle a été fermée de l’intérieur.
— Est-ce… est-ce… ce qui s’est passé hier soir ? demanda Susan d’une voix un peu tremblante.
— Oui, j’en suis persuadé, mademoiselle.
— Je n’en crois pas un mot ! s’écria Susan avec violence.
Poirot ne répondit pas. Il alla jusqu’à la cheminée et se retourna tout d’un coup.
— Mademoiselle, j’ai besoin de vous comme témoin. J’ai déjà un témoignage, celui de Mr Trent. Il m’a vu trouver ce petit morceau de miroir la nuit dernière. Je lui en ai parlé. Je l’ai laissé à sa place pour la police. J’ai même expliqué au major que le miroir cassé constituait une piste intéressante. Maintenant vous êtes témoin que je place cet éclat de verre – sur lequel j’ai déjà attiré l’attention de Mr Trent, rappelez-vous – dans une petite enveloppe… Voilà, dit-il en joignant le geste à la parole. Et j’écris dessus… voilà, et je la cachette. Vous êtes témoin, mademoiselle ?
— Oui… mais… mais je ne comprends pas ce que cela signifie.
Poirot alla jusqu’à l’autre extrémité de la pièce. Debout devant le bureau, il resta les yeux fixés sur le miroir brisé accroché au mur, en face de lui.
— Je vais vous dire ce que cela signifie, mademoiselle. Si vous vous étiez trouvée là hier soir, et que vous aviez regardé dans le miroir, vous y auriez vu un meurtre en train de se commettre…
12
Pour une fois dans sa vie, Ruth Chevenix-Gore – désormais Ruth Lake – descendit prendre son petit déjeuner à l’heure. Poirot, qui se trouvait dans le hall, l’arrêta avant qu’elle n’entre dans la salle à manger.
— J’ai une question à vous poser, madame.
— Oui ?
— Vous êtes allée dans le jardin, hier soir. Avez-vous marché à un moment quelconque sur la plate-bande qui se trouve devant le bureau de sir Gervase ?
Ruth écarquilla les yeux.
— Oui. Deux fois.
— Ah ! Deux fois ! Comment ça, deux fois ?
— La première, c’est quand j’ai cueilli des asters. Il devait être environ 7 heures.
— N’est-ce pas une heure bien singulière pour cueillir des fleurs ?
— Oui, c’est vrai. J’avais arrangé les fleurs hier matin, mais après le thé, Vanda m’a fait remarquer que celles de la salle à manger n’étaient pas assez belles. Je pensais qu’elles tiendraient encore et ne les avais pas remplacées par des fraîches.
— Sur quoi votre mère vous a demandé d’en cueillir d’autres. C’est bien ça ?
— Oui. Je suis donc sortie juste avant 7 heures. Je les ai prises dans cette plate-bande parce que personne ne va jamais par là : ce n’est pas grave si on gâche un peu le point de vue.
— Oui, oui, mais la deuxième fois ? Vous avez dit que vous y êtes allée une deuxième fois.
— C’était juste avant le dîner. J’avais fait tomber de la brillantine sur ma robe, près de l’épaule. Je n’avais pas envie de me changer et aucune de mes fleurs artificielles n’allait avec le jaune de cette robe. Je me suis rappelé avoir vu une rose tardive quand j’avais cueilli les asters, alors je suis allée à toute vitesse la couper et je l’ai épinglée à mon épaule.
Poirot hocha la tête.
— Oui, je me souviens que vous portiez une rose, hier soir. Quelle heure était-il quand vous avez cueilli cette rose, madame ?
— Je n’en sais trop rien.
— Mais c’est essentiel, madame. Pensez-y… réfléchissez.
Ruth fronça les sourcils. Elle jeta un rapide coup d’œil à Poirot, et détourna de nouveau les yeux.
— Je ne saurais vous dire au juste, déclara-t-elle enfin. Il devait être… ah, oui, bien sûr… il devait être environ 8 h 05. C’est en retournant vers la maison que j’ai entendu le gong, et puis ce fameux bang. Je me suis dépêchée parce que j’ai cru qu’il s’agissait du second coup de gong.
— Ah, c’est ça que vous avez pensé… Et vous n’avez pas eu l’idée de passer par la porte-fenêtre du bureau, puisque vous étiez en face ?
— En fait, si. J’ai pensé qu’elle serait ouverte et que ce serait plus rapide par là. Mais elle était fermée de l’intérieur.
— Ainsi tout s’explique. Je vous félicite, madame.
Elle le dévisagea.
— Que voulez-vous dire ?
— Que vous avez une explication pour tout. Pour la terre sur vos chaussures, pour l’empreinte de vos pieds sur la plate-bande, et pour celle de vos doigts à l’extérieur de la porte-fenêtre. Voilà qui arrange bien les choses.
Avant que Ruth ait pu répliquer, miss Lingard déboucha de l’escalier en courant. Elle avait les joues bizarrement rouges et parut un peu surprise de trouver Poirot et Ruth ensemble.
— Oh, je vous demande pardon ! dit-elle. Quelque chose ne va pas ?
— Je crois que M. Poirot est devenu fou ! répondit Ruth, hors d’elle.
Elle les quitta pour se ruer dans la salle à manger. Stupéfaite, miss Lingard tourna vers Poirot un regard interrogateur.
Celui-ci secoua la tête.
— Je vous expliquerai tout après le petit déjeuner, déclara-t-il. Je voudrais que tout le monde se réunisse dans le bureau de sir Gervase à 10 heures.
Il réitéra sa demande en entrant dans la salle à manger.
Susan Cardwell jeta à Poirot, puis à Ruth, un rapide coup d’œil. Et quand Hugo Trent s’exclama : « Hein ? Qu’est-ce que ça signifie ? » elle lui décocha un vigoureux coup de coude dans les côtes. Obéissant, il se tut.
Son déjeuner terminé et avant de s’en aller, Poirot tira de son gousset une grosse montre démodée et déclara :
— Il est 10 heures moins cinq. D’ici cinq minutes… dans le bureau.
Poirot promena son regard autour de lui. Et ce regard, le cercle de visages attentifs le lui rendit. Tout le monde était là, remarqua-t-il, à une exception près. À l’instant même, ladite exception se coula dans la pièce de son étrange pas aérien. Lady Chevenix-Gore avait l’air hagard et plutôt mal en point.
Poirot lui avança un grand fauteuil.
Elle s’assit, leva les yeux sur le miroir brisé, frissonna et tourna un peu son siège.
Poirot s’éclaircit la gorge.
— Je vous ai demandé à tous de venir afin d’entendre la vérité sur le suicide de sir Gervase, annonça-t-il.
— C’est le Destin, dit lady Chevenix-Gore. Gervase était fort, mais son Destin s’est montré plus fort encore.
Le colonel Bury s’approcha d’elle.
— Vanda… mon petit…
Elle lui sourit et leva la main. Il la prit dans la sienne.
— Vous êtes d’un tel réconfort, Ned, murmura-t-elle d’une voix douce.
— Devons-nous comprendre, monsieur Poirot, intervint Ruth d’un ton âpre, que vous avez établi avec certitude les causes du suicide de mon père ?
Poirot secoua la tête.
— Non, madame.
— Alors à quoi rime toute cette mascarade ?
— Je ne connais pas les causes du suicide de sir Gervase Chevenix-Gore, répondit Poirot sans se démonter, pour l’excellente raison que sir Chevenix-Gore ne s’est pas suicidé. Il ne s’est pas donné la mort. Il a été assassiné.
— Assassiné ? s’écrièrent en écho plusieurs voix.
Des visages stupéfaits se tournèrent vers Poirot. Lady Chevenix-Gore leva les yeux, murmura « Assassiné ? Mais non, voyons ! » et dodelina de la tête d’un air indulgent.
— Assassiné, dites-vous ? (C’était Hugo qui parlait maintenant.) Impossible. Il n’y avait personne lorsque nous avons fait irruption dans la pièce. La porte-fenêtre était fermée, la porte verrouillée de l’intérieur, et la clef se trouvait dans le poche de mon oncle. Comment pourrait-il avoir été assassiné ?
— C’est pourtant bien ce qui s’est passé.
— Et le meurtrier s’est enfui par le trou de la serrure, j’imagine ? ironisa le colonel Bury, sceptique. À moins qu’il ne se soit envolé par la cheminée ?
— L’assassin est sorti par la porte-fenêtre, répondit Poirot. Et je vais vous montrer comment.
Il réitéra ses manœuvres avec la crémone.
— Vous voyez ? Voilà comment on s’y est pris. Depuis le début, le suicide de sir Gervase me paraissait invraisemblable. Avec un ego aussi prononcé, on ne met pas fin à ses jours.
« Et ce n’est pas tout. Apparemment, juste avant sa mort, sir Gervase s’était installé à son bureau, avait griffonné le mot DÉSOLÉ sur un bout de papier puis s’était tiré une balle dans la tête. Mais juste avant ce geste, et pour Dieu sait quelle raison, il avait changé la position de son fauteuil et l’avait installé parallèlement au bureau. Pourquoi ? Il devait bien y avoir une explication. J’ai commencé à entrevoir la lumière lorsque j’ai trouvé, à la base d’une lourde statuette en bronze, un petit éclat de miroir…
« Je me suis demandé comment un petit morceau du miroir avait pu atterrir là… et la réponse s’est imposée à moi : le miroir n’avait pas été brisé par l’impact d’une balle, mais frappé par la statuette en bronze. Le miroir avait été brisé délibérément.
« Mais pourquoi ? Je suis retourné devant le bureau et je me suis penché sur le fauteuil. Oui, je comprenais, cette fois. Tout était faux. Aucun candidat au suicide n’aurait tourné ainsi son fauteuil et ne se serait assis de guingois avant de tirer. Tout avait été arrangé. Le suicide n’était qu’une mise en scène !
« Venons-en à présent à un point capital. Le témoignage de miss Cardwell. Miss Cardwell m’a dit qu’elle s’était dépêchée de descendre hier soir parce qu’elle avait cru entendre le deuxième coup de gong. Autrement dit, elle pensait avoir déjà entendu le premier.
« Et maintenant, faites bien attention. Au cas où Gervase aurait été assis de façon normale à son bureau quand il a été tué, où serait allée la balle ? Eh bien, en droite ligne, elle serait passée par la porte – si celle-ci était ouverte – pour aller en fin de course heurter le gong !
« Vous comprenez maintenant l’importance du témoignage de miss Cardwell ? Personne d’autre n’a entendu ce premier coup de gong, mais il faut se rappeler que sa chambre est située juste au-dessus de cette pièce et qu’elle était donc le mieux placée pour l’entendre. D’autant qu’il ne s’agissait que d’une note unique et brève, ne l’oubliez pas.
« Il était hors de question que ce soit sir Gervase qui ait tiré. Un mort ne peut pas se lever, pousser la porte, donner un tour de clef et s’installer lui-même dans la position adéquate. Il fallait que quelqu’un d’autre s’en soit chargé. Dès lors ce n’était plus un suicide mais un meurtre. Quelqu’un, dont la présence paraissait normale à sir Gervase, était à côté de lui et lui parlait. Sir Gervase était peut-être occupé à écrire. L’assassin pointe le revolver sur sa tempe droite et tire. L’action est accomplie. Vite, au travail ! L’assassin enfile des gants, ferme la porte et met la clef dans la poche de sir Gervase. Ah ! mais si on avait entendu le gong ? Dans ce cas, on comprendrait que la porte était ouverte et non pas fermée quand le coup de feu a été tiré. Alors, on tourne le fauteuil, on modifie la position du corps, on presse les doigts du mort sur la crosse du revolver, et on fait exprès de fracasser le miroir. À la suite de quoi, le meurtrier sort par la porte-fenêtre, la referme d’une secousse, marche, non sur le gazon, mais sur la plate-bande où les empreintes pourront être effacées plus tard, fait le tour de la maison et rentre par le salon.
Il marqua un temps avant de reprendre :
— Il n’y avait qu’une seule personne dans le jardin quand le coup de feu a été tiré. Cette même personne a laissé des empreintes de pas sur la plate-bande et des empreintes digitales sur l’extérieur de la fenêtre.
Il s’approcha de Ruth.
— Et vous aviez un mobile, n’est-ce pas ? Votre père venait d’apprendre votre mariage. Il s’apprêtait à vous déshériter.
— C’est faux ! s’écria Ruth avec mépris. Il n’y a pas un mot de vrai dans toute votre histoire. C’est un tissu de mensonges, du début à la fin !
— Les preuves contre vous sont très solides, madame. Un jury peut vous croire. Il peut aussi ne pas le faire !
— Elle n’aura pas à affronter un jury.
Tout le monde sursauta et se retourna. Miss Lingard s’était dressée. Elle avait le visage ravagé. Elle tremblait des pieds à la tête.
— C’est moi qui l’ai tué ! Je le reconnais ! J’avais mes raisons… Je… je guettais le moment depuis quelque temps. M. Poirot a raison. Je l’ai suivi ici. J’ai pris le revolver dans son tiroir. J’étais debout à côté de lui, je lui parlais du livre… et j’ai tiré. C’était juste après 8 heures. La balle a frappé le gong. Je n’avais jamais pensé qu’elle pourrait lui traverser comme ça le crâne de part en part. Je n’avais pas le temps de sortir la chercher. J’ai fermé la porte et j’ai mis la clef dans sa poche. Ensuite, j’ai fait pivoter son fauteuil, brisé le miroir, et après avoir griffonné « Désolé » sur un bout de papier, je suis sortie par la porte-fenêtre et je l’ai refermée comme M. Poirot vous l’a montré. J’ai piétiné la plate-bande, mais j’ai effacé mes empreintes avec un petit râteau que j’avais mis là à cette intention. Ensuite, j’ai contourné la maison jusqu’à la porte-fenêtre du salon. Je l’avais laissée ouverte. Je ne savais pas que Ruth était sortie par là. Elle avait dû contourner la maison par devant pendant que je la contournais par derrière. Il fallait que je me débarrasse du râteau, vous comprenez. J’ai attendu dans le salon jusqu’à ce que j’entende quelqu’un descendre et Snell se diriger vers le gong. Et alors…
Elle jeta à Poirot un regard inquisiteur :
— Vous ne savez pas ce que j’ai fait à ce moment-là ?
— Oh, si, je le sais ! J’ai retrouvé le sac dans la corbeille à papiers. Excellente, cette idée. Vous avez fait comme les enfants. Vous avez obtenu un bang ! satisfaisant. Vous avez jeté le sac dans la corbeille et vous vous êtes précipitée dans le hall. Vous établissiez ainsi l’heure du prétendu suicide… et vous vous forgiez par la même occasion un alibi pour vous-même. Mais une chose encore vous tracassait. Vous n’aviez pas eu le temps de récupérer la balle. Elle devait se trouver quelque part, près du gong. Il était essentiel qu’on la retrouve dans le bureau, non loin du miroir. Je ne sais pas quand vous est venue l’idée de prendre le porte-mine du colonel Bury…
— À ce moment-là, répondit miss Lingard, quand nous sommes tous passés du hall dans le salon. J’ai été surprise de trouver Ruth dans la pièce. J’ai compris qu’elle avait dû rentrer du jardin par la porte-fenêtre. Puis j’ai remarqué le porte-mine du colonel sur la table de bridge. Je l’ai glissé dans mon sac. Si, plus tard, quelqu’un me voyait ramasser la balle, je pourrais prétendre qu’il s’agissait du porte-mine. En fait, je ne pense pas que quelqu’un m’ait vue le faire. Je l’ai laissée tomber près du miroir pendant que vous regardiez le corps. Quand vous m’avez interrogée à ce sujet, je me suis félicitée d’avoir pensé au porte-mine.
— Oui, c’était très astucieux. Cela m’a complètement brouillé les idées.
— J’avais peur que quelqu’un ait entendu le vrai coup de feu, mais je savais que tout le monde était enfermé dans sa chambre, en train de s’habiller. Les domestiques étaient à l’office. Miss Cardwell était la seule à pouvoir entendre, mais elle penserait probablement aux ratés d’une voiture. En fait, c’est le gong qu’elle avait entendu. J’ai cru… j’ai cru que tout s’était passé sans accroc.
— Que voici une histoire bien extraordinaire ! murmura Mr Forbes de sa voix lente et un tantinet pompeuse. On ne discerne ici nul mobile…
— Un mobile, j’en avais ! répliqua miss Lingard qui ajouta, avec fureur : Eh bien, allez-y ! Prévenez la police ! Qu’est-ce que vous attendez ?
— Voulez-vous nous laisser seuls ? demanda Poirot avec douceur. Mr Forbes, téléphonez au major Riddle. Dites-lui que je l’attends ici.
Lentement, un par un, les membres de la famille sortirent. Stupéfaits, choqués, ne comprenant rien, ils jetaient des regards furtifs du côté de la petite silhouette qui se tenait très droite, impeccable, avec ses cheveux gris séparés par une raie médiane.
Ruth sortit la dernière. Hésitante, elle s’arrêta sur le seuil.
— Je ne comprends pas, gronda-t-elle d’un ton provocant, accusateur. Deux secondes avant, vous pensiez que c’était moi qui avais fait le coup !
— Non, non, protesta Poirot. Non, ça, je ne l’ai jamais pensé un seul instant.
Ruth sortit à pas lents.
Poirot resta seul avec la petite dame d’un certain âge, tirée à quatre épingles et qui venait de confesser un crime intelligemment conçu et commis de sang-froid.
— Non, dit miss Lingard. Vous n’avez jamais pensé qu’elle l’avait tué. Vous l’avez accusée pour m’obliger à parler. C’est bien ça, n’est-ce pas ?
Poirot inclina la tête en guise d’assentiment.
— Pendant que nous attendons, vous pourriez me raconter ce qui vous a amené à me soupçonner, proposa miss Lingard sur le ton de la conversation.
— Plusieurs choses. Pour commencer, vos déclarations sur sir Gervase. Un homme aussi fier que lui n’aurait jamais parlé de son neveu à une étrangère de façon désobligeante, a fortiori à quelqu’un de votre condition. Ce que vous vouliez, c’était étayer la théorie du suicide. Vous avez également fait un faux pas en suggérant que son suicide aurait eu pour cause quelque chose de déshonorant concernant Hugo Trent. Cela non plus, Gervase ne l’aurait jamais admis face à une étrangère. Ensuite, il y a eu cet objet que vous avez ramassé dans le hall, et le fait, très significatif, que vous ne m’ayez pas signalé que Ruth était entrée par le salon en revenant du jardin. Et puis il y a eu le sac en papier… l’objet le plus invraisemblable qui se puisse trouver dans la corbeille du salon d’une maison comme Hamborough Close ! Vous étiez la seule à vous trouver dans ce salon quand on a entendu le « coup de feu ». Le truc du sac en papier sentait la manœuvre féminine à plein nez, l’ingénieuse recette-maison. Tout collait à merveille. La tentative de faire porter les soupçons sur Hugo Trent et de les écarter de Ruth. Le mécanisme du crime et son mobile.
La petite dame aux cheveux grisonnants s’agita.
— Le mobile, vous le connaissez ?
— Je crois oui. Le bonheur de Ruth, le voilà, le mobile ! J’imagine que vous l’avez surprise avec John Lake et que vous avez tout compris. Et comme vous aviez accès aux papiers de sir Gervase, vous êtes tombée sur le brouillon de son dernier testament : Ruth déshéritée à moins qu’elle n’épouse Hugo Trent. Profitant du fait que sir Gervase m’avait écrit, vous avez décidé de prendre les choses en main. Vous aviez sans doute vu une copie de sa lettre. J’ignore quel mélange de peur et de suspicion l’avait poussé à me l’envoyer. Il devait soupçonner Burrows, ou Lake, de vol systématique. Et comme il ignorait les sentiments de Ruth, il a cru bon de faire appel à un détective privé. Vous en avez tiré parti pour mettre en scène un suicide, étayé par vos déclarations concernant des tourments liés à Hugo Trent que sir Gervase aurait éprouvés. Vous m’avez expédié un télégramme et vous avez raconté que sir Gervase avait dit que j’arriverais « trop tard ».
— Gervase Chevenix-Gore était un tyran, un snob et un crétin imbu de lui-même ! répliqua miss Lingard, pleine d’une fureur sacrée. Je n’allais tout de même pas le laisser détruire le bonheur de Ruth.
— Ruth, c’est votre fille, n’est-ce pas ? s’enquit Poirot avec douceur.
— Oui… c’est ma fille. J’ai… j’ai souvent, très souvent pensé à elle. Quand j’ai appris que sir Gervase cherchait quelqu’un pour l’aider à écrire l’histoire de sa famille, j’ai sauté sur l’occasion. J’étais curieuse de la revoir… ma fille. Je savais que lady Chevenix-Gore ne me reconnaîtrait pas. Cela remontait à des années – j’étais jeune et jolie, alors – et j’avais changé de nom depuis. En outre, lady Chevenix-Gore est trop distraite pour avoir une notion précise de quoi que ce soit. Je l’aimais bien, mais je détestais les Chevenix-Gore. Ils m’avaient traitée comme un chien. Et maintenant, Gervase, à cause de son snobisme et de son orgueil, allait détruire la vie de Ruth… Seulement, moi, j’étais décidée à ce qu’elle soit heureuse. Et, heureuse, elle le sera… à condition qu’elle ne sache jamais rien à mon sujet…
Ce n’était pas une question… c’était une prière.
Poirot hocha la tête.
— Personne ne l’apprendra jamais de moi.
Miss Lingard répondit simplement :
— Merci.
Plus tard, après le départ de la police, Poirot trouva Ruth Lake dans le jardin avec son mari.
— Vous avez vraiment cru que je l’avais tué, monsieur Poirot ? lui demanda-t-elle d’un air de défi.
— Je savais, madame, que vous ne pouviez pas l’avoir fait… à cause des asters.
— Des asters ?… Je ne comprends pas.
— Il y avait quatre traces de pas sur la plate-bande, madame, et seulement quatre. Puisque vous aviez cueilli des fleurs, il aurait dû y en avoir beaucoup plus. Ce qui signifiait qu’entre votre première et votre seconde venue, quelqu’un avait effacé toutes les empreintes… Cela ne pouvait avoir été fait que par le coupable. Et puisque vos empreintes n’avaient pas été toutes effacées, ce ne pouvait pas être vous. Vous étiez automatiquement disculpée.
Le visage de Ruth s’éclaira.
— Ah, j’ai saisi ! Vous savez, c’est affreux à dire, mais je suis catastrophée pour cette pauvre femme. Après tout, elle a préféré avouer que de me laisser arrêter… en tout cas c’est ce qu’elle avait en tête. Dans un sens, c’est… assez noble. L’idée qu’elle va être traînée devant un tribunal et accusée de meurtre m’horrifie.
— Ne vous tourmentez pas, lui dit gentiment Poirot. Les choses n’iront pas jusque-là. Le médecin m’a appris qu’elle avait de sérieux ennuis cardiaques. Elle n’en a plus que pour quelques semaines à vivre.
— Ça me soulage.
Ruth cueillit un crocus et le promena distraitement sur sa joue.